Ouverture : éloge de l’intersection

Ouverture : éloge de l’intersection

« Je ne suis ni prophétesse ni poétesse, et encore moins une âme pure. Ne change pas de regard sur moi. Je suis pute comme toi. Enfin, je ne le suis plus. Mais je ne renie rien de mon passé. Ne change pas, Zahira. On ne change pas. On avance. On va et, un jour, les choses se mettent ensemble, s’organisent. Font sens. Ou pas. Alors, s’il te plaît, ne me traite pas comme la femme que je ne suis pas devenue… »

Taïa, A. (2015). Un pays pour mourir (p. 68). Seuil.

Après sept ans d’activité, depuis sa création en 2013, le Groupe de Recherche GIUV2013-144 HYBRIDA, rattaché au Département de Philologie Française et Italienne de l’Université de Valence, a décidé de profiter de ce laps d’incertitude, cet intervalle de crise, pour mettre en route ce projet de revue qui porte ce même nom d’HYBRIDA. Il s’agit d’une publication scientifique online sur les hybridations culturelles et les identités migrantes, gratuite et en accès libre, respectant tous les critères de qualité et d’indexation en vigueur. Nous avons fait le choix politique et revendicatif du français comme langue véhiculaire, langue d’affection, dans le contexte mondialisé actuel, sans, pour autant, laisser de côté l’anglais et l’espagnol comme langues d’expression. Nos objectifs de recherche poursuivent l’étude des processus de production de la subjectivité basés sur la transculturalité et l’interculturalité, sur le métissage et l’hybridation des valeurs et des référents culturels, ainsi que sur la transidentité. Nous proposons donc aux chercheur·euse·s de s’engager dans les thématiques liées aux identités plurielles, au genre et à la sexualité, depuis les différents prismes, disciplines et intersections qui pourront incorporer les optiques des études culturelles, féministes, queer et postocoloniales.

La revue HYBRIDA se situe donc dans le vaste domaine des sciences humaines et sociales, mais centrée sur l’analyse des productions et des interactions culturelles. Elle a pour but principal de rendre visible la recherche en études culturelles et de genre et de créer des liens entre les chercheur·euse·s et les créateur·rice·s qui s’intéressent à ces perspectives. Elle prétend s’ouvrir au monde afin de tisser des réseaux internationaux permettant d’approfondir notre champ de recherche, axé sur l’analyse des nouvelles formes de création artistique et littéraire générées par les nouvelles identités socio-politico-culturelles, diasporiques et transfrontalières. Pour ce faire, nous proposons de prendre appui sur les études culturelles, postcoloniales et subalternes, d’un côté, et sur les études féministes, de genre, de sexualité et queer, de l’autre, en vue de mettre en valeur leur intersectionnalité, ce qui contribuera à mieux identifier et à rendre visibles les systèmes de discrimination, d’exclusion et de domination.

En partant de contextualisations socioculturelles concrètes, ces perspectives trouveront leur application dans différents moyens d’expression (littérature, art, performance, théâtre, danse, cinéma, bande dessinée, musique…) et chez des auteur·e·s particulier·e·s, d’expression française principalement ou comparé·e·s à d’autres s’exprimant dans d’autres langues. Ainsi, les lignes principales à explorer, si possible en intersection, seront les suivantes : hybridations et métissages culturels ; narratives et processus décolonisateurs et décoloniaux ; identités migrantes, diasporiques et transculturelles ; identités fluides, féministes, queer et trans ; sexualités et affections non normatives ; marges, dissidences, contre-hégémonies et contre-cultures.

Ce premier numéro de la revue HYBRIDA, coordonné par Inmaculada Tamarit Vallés de l’Université Polytechnique de Valence, est précisément consacré à l’idée d’INTERSECTION, qui nous semble essentielle comme point de départ. Il regroupe huit articles de recherche de neuf universitaires, provenant d’Espagne, de France et du Liban, qui ont généreusement contribué à mettre en route ce projet. Nous voudrions remercier tout particulièrement Sam Bourcier, prestigieux sociologue et activiste queer, professeur à l’Université de Lille, de nous avoir fait l’honneur de soumettre à évaluation son article intitulé L’histoire de Juan : archives orales et performance. S’inspirant d’une performance réalisée par Juan Florian Silva et Koriangelis Brawns, lors du premier festival du SNAP ! (Sex workers Narratives Arts & Politics) en novembre 2018, il aborde les liens qui s’établissent entre l’archive et la performance dans le contexte des travailleur·euse·s du sexe. Bourcier utilise le concept de « foyer d’archives » pour qualifier cette nouvelle forme de création d’archives liées à la communauté LGBTQI, où la dimension corporelle, collective et performative, acquiert un rôle fondamental, en vue de dépasser l’évocation de la simple mémoire et de devenir un « remembering » actif et vivant.

Dans la même perspective des études performatives, associées aux problématiques suscitées par le transgenre, non seulement en tant qu’expérience vitale, mais également comme expression artistique et littéraire, Mathilde Tremblais, qui a fait son Doctorat à l’Université du Pays Basque, propose un travail sur les Subversions des genres et des désirs non normatifs dans l’œuvre de Nathalie Gassel. Ainsi, elle analyse les ressources corporelles dont se sert l’écrivaine et photographe belge pour mettre en scène ses propres récits autobiographiques et pour rendre visible la construction d’un corps androgyne, sexualisé et désirant.

Le volet central de ce premier numéro de la revue HYBRIDA est consacré aux écrivaines féministes “ racialisées ”, au sens large. Ainsi, Marion Coste, de l’Université de Cergy-Pontoise, aborde la problématique liant « genre » et « race » dans son article intitulé La ‘féminitude’ de Calixthe Beyala : négociation identitaire, entre négritude et féminisme. À son sens, l’écrivaine franco-camerounaise oppose un féminisme occidental trop intellectuel à un féminisme « subsaharien », beaucoup plus intuitif et sensible aux problèmes quotidiens des femmes noires ; autrement dit, une confrontation entre les « féministes françaises » et les « féministes subsahariennes immigrées ». Coste montre également comment Beyala, par le biais de ses personnages, illustre parfaitement les difficultés des femmes subsahariennes en France qui subissent une double discrimination, familiale et sociale. Marjolaine Unter Ecker, de l’Université Aix-Marseille, nous fait plonger dans l’univers de la déportation noire. Dans son article intitulé Traversées féminines de l’Atlantique noir dans les œuvres de Fabienne Kanor et de Léonora Miano, elle aborde l’œuvre de ces deux femmes afro-descendantes qui écrivent en français et qui, en partant du vécu et de l’intime, explorent cet espace symbolique de souffrance, mais également de résistance et d’émancipation, de « contre-culture de la modernité », que constitue l’Atlantique noir. Cet exercice libérateur leur permet d’échapper aux catégories de « genre » et de « race », d’un côté, et de relocaliser les discours sur l’esclavage, de l’autre. Dans son analyse du roman Tous les hommes désirent naturellement savoir, Ariadna Borge Robles, de l’Université de Séville, explore l’identité hybride de l’écrivaine Nina Bouraoui, située dans l’entre-deux identitaire et culturel, en tant que femme lesbienne, et en tant que femme franco-algérienne. En se plaçant du côté de l’expérience sensorielle et en insistant sur l’idée de restitution de la mémoire et d’héritage partagé, l´écriture lui permet d’entreprendre un questionnement sur son identité fluide et d’essayer d’échapper aux binarismes réducteurs, concernant aussi bien le genre que la culture. Shiau-Ting Hung, qui a fait son Doctorat à l’Université Sorbonne Nouvelle, nous présente une analyse du roman Espèces, de l’écrivaine sino-canadienne Ying Chen, qui a choisi le français comme langue d’expression et qui occupe une place particulière dans les littératures migrantes ou de la diaspora chinoise. À partir du positionnement féministe de l’auteure et en insistant sur les métamorphoses de l’identité et l’absence du sujet, Hung développe les notions de dualité et d’hybridation qui interviennent dans la construction identitaire des personnages, mais également dans leur aliénation.

Ester Alba Pagán et Aneta Vasileva Ivanova, de l’Université de Valence, nous rapprochent de l’univers artistique et nous présentent un article intitulé Du côté de chez la nomade. La femme gitane : mythe, photographie et (auto)représentation où elles abordent le sujet des représentations sociales des femmes gitanes. Pour ce faire, elles opposent et analysent, d’une part, un corpus de photographies de voyageurs français en Espagne, en insistant sur leur vision exotique, et, de l’autre, l’autoreprésentation de ces femmes gitanes contemporaines. Elles complètent leur étude avec une série d’entretiens sociologiques dans le domaine de l’activisme et de l’associationnisme.

Le dernier article de ce premier numéro d’HYBRIDA marque en quelque sorte un contre-point à ce qui a été abordé précédemment. Zeina Najjar, de l’Université Libanaise, nous propose un travail très critique sur les notions de sexualité, de genre et d’altérité dans l’œuvre de Michel Houellebecq, écrivain polémique qui montre les tensions de notre société contemporaine où des personnages désabusés sont en proie à la violence systémique. En ce sens, Najjar rapproche les concepts de « genre », de « race » et de « culture ». Elle aborde les problèmes de la subordination sexuelle et de l’oppression culturelle en termes d’opposition homme/femme et occidental/non occidental. Elle insiste sur une vision des corps devenus des machines désirantes, soumises aux caprices d’un consumérisme féroce dans un monde où règne un néolibéralisme dévastateur, incarné dans la figure de l’homme blanc, hétérosexuel, machiste, raciste et islamophobe. 

Je voudrais conclure cette « Ouverture » et cet éloge de l’intersection en remerciant très sincèrement toutes les personnes qui ont contribué à mettre en marche ce projet : la coordinatrice du numéro, les auteur·e·s, les évaluateur·rice·s, le comité scientifique, les membres du Groupe HYBRIDA et, tout particulièrement, le directeur artistique, sans qui cette revue n’aurait pas pu voir le jour en ce 2020, fatidique et troublant, et pourtant... 

Domingo Pujante González
Directeur d’HYBRIDA. Universitat de València

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