L’identité hybride de Fatima Daas : de l’étrangèreté à l’agentivité

L’identité hybride de Fatima Daas : de l’étrangèreté à l’agentivité

 

Claire David / Université de Tours / France

 

La Petite dernière de Fatima Daas fait entendre la voix d’une narratrice aux prises avec sa double culture franco-algérienne et la découverte de son homosexualité. À travers cet article, notre objectif est d’analyser la façon dont le motif de l’entre-deux – communautaire, linguistique et spatial – façonne l’identité de la narratrice. En travaillant conjointement les notions d’étrangèreté et d’hybridité, nous porterons notre attention sur la géographie personnelle de la narratrice, sur ses déplacements quotidiens autant que sur le voyage vers le pays d’origine, ainsi que sur le conflit intérieur en lien avec la religion musulmane et l’identité homosexuelle. Notre hypothèse est que le refus de choisir entre ces deux identités a priori inconciliables peut se lire comme un signe d’agentivité, voire une véritable posture éthique : dans l’écriture de Fatima Daas se dessinerait en creux une conception relationnelle de l’autonomie.

Mots-clés : Fatima Daas ; autofiction ; religion ; homosexualité ; agentivité

 

1. Introduction

Lorsque paraît en France La Petite dernière, le premier texte de Fatima Daas, une onde de choc retentit dans le paysage médiatique et littéraire. Les interventions de l’autrice autour de son livre ont parfois renforcé le caractère dissonant de son récit.[1] De fait, en 2020, sa parole émane d’un lieu encore largement invisible : une jeune femme d’origine algérienne, ayant grandi en banlieue parisienne, s’assume en tant que lesbienne tout en revendiquant son attachement à l’islam et sa foi en dieu. De ce fait, pour une part du lectorat, cette quête identitaire se place sous le signe de l’inconciliable. Présenté par l’autrice comme un roman, plus proche de l’autofiction par sa dimension autobiographique assumée, le texte se compose de courts fragments retraçant l’histoire de la narratrice, consacrés tour à tour à des moments marquants de son enfance et de son adolescence, à sa pratique religieuse et à ses relations amoureuses.

La narratrice de La Petite Dernière se situe dans un entre-deux à la fois spatial, linguistique et communautaire : entre la France et l’Algérie, entre Paris et la banlieue, entre l’arabe et le français et enfin entre une identité de lesbienne et une autre de musulmane pratiquante. À plusieurs niveaux, elle s’ancre dans ce que l’on pourrait appeler un royaume intermédiaire, pour reprendre la formule freudienne – mais le terme de royaume est aussi celui employé par la narratrice pour désigner la cuisine, pièce où règne sa mère et lieu de tous leurs échanges. Habiter un royaume intermédiaire pour Fatima Daas, c’est ne pas faire partie tout à fait de sa famille ni vouloir s’en défaire, c’est être condamnée à un sentiment d’étrangèreté. D’abord employé en psychanalyse,[2] ce terme désigne au sens large le caractère de ce qui est étranger à quelque chose. Nous l’employons ici pour rassembler à la fois le sentiment d’étrangeté vis-à-vis de l’autre – sœurs, parents, famille algérienne, langue, figure de parisien – et le sentiment d’étrangeté à soi, c’est-à-dire la dissension intime ressentie à la découverte de son homosexualité. Pour Fatima Daas, écrire (depuis) cet entre-deux revient à assumer une identité éminemment hybride.

Dans La Petite dernière, l’isotopie de l’entre-deux façonne tout d’abord l’espace où se meut le personnage. Le récit des voyages depuis la France vers l’Algérie, le pays des origines, est placé sous le signe de la désappartenance. Le va-et-vient entre les deux cultures suscite chez Fatima Daas un sentiment d’étrangèreté par rapport à sa famille. À une autre échelle, elle se situe dans un entre-deux par ses allers-retours quotidiens entre Paris et la banlieue où elle vit. Nous montrerons que la mise en scène de cette mobilité urbaine donne lieu à une poétique des transports qui esquisse une réflexion sur l’origine sociale et témoigne d’une éthique du care. À travers la quête identitaire, cet entre-deux géographique se prolonge dans l’intériorité de la narratrice. Nous étudierons dans un deuxième temps le dédoublement intime qu’elle éprouve, étant confrontée à une crise identitaire dans la mesure où croyance religieuse et homosexualité sont vécues comme deux réalités antinomiques. L’attrait pour le milieu queer parisien d’une part et l’attachement à l’islam et aux valeurs familiales d’autre part rendent difficile, voire impossible, tout sentiment d’appartenance. Mais l’oscillation permanente aboutit chez Fatima Daas au refus de choisir entre l’une et l’autre de ses identités, qui selon nous peut se lire comme un signe d’agentivité, c’est-à-dire la capacité d’agir dans une situation de contrainte. Notre hypothèse est que le refus de rompre avec l’une ou l’autre des communautés auxquelles la narratrice appartient dessine en creux une forme relationnelle de l’autonomie. Au-delà de l’agentivité, la persistance de l’entre-deux chez Fatima Daas s’érigerait en véritable posture éthique.

2. Habiter l’interstice

Le motif de l’entre-deux modèle avant tout la géographie vécue par la narratrice. Le récit de vie progresse au fil des va-et-vient entre différents espaces, à plusieurs échelles. Nous nous concentrerons d’abord sur l’entre-deux culturel, c’est-à-dire sur les voyages en Algérie, puis sur les allers-retours quotidiens entre la banlieue et le centre de Paris.

2.1. Entre deux pays, entre deux langues

L’entre-deux se lit en premier lieu à travers la double appartenance culturelle de Fatima Daas, jeune fille française d’origine algérienne. Tandis que ses parents et ses deux grandes sœurs sont nés en Algérie, elle, la « mazoziya », la « petite dernière » est née en France. Le statut de benjamine lui confère aussi le statut de « seule Française de la famille », faisant d’elle une étrangère au sein même du foyer. Cette particularité redouble le sentiment d’étrangèreté induit par l’origine algérienne et vécu hors du cercle familial. Le récit est en effet scandé par des formules d’auto-présentation qui réactivent des catégorisations simplistes et réductrices telles que « Je suis rebeu, donc musulmane » ou « Nous sommes une famille d’Arabes musulmans » (Daas, 2020, p. 23). Si la narratrice semble s’identifier pleinement à ces étiquettes, une forme de polyphonie se fait jour dans ces énoncés : qui parle à travers Fatima Daas, sinon les discours sociaux stigmatisants qu’elle a dû entendre ? Sont-ils ses parents qui se définissent ainsi ? Si la narratrice s’approprie ces énoncés, c’est moins par adhésion aux catégorisations qu’ils véhiculent que pour montrer les effets qu’ils peuvent avoir dans la perception de soi. Ces discours montrent que l’hybridité culturelle est rappelée quotidiennement à la narratrice ; toutefois, c’est lorsque Fatima entreprend le voyage en Algérie avec ses parents et ses sœurs qu’elle la ressent de la façon la plus aiguë.

Le topos du retour au pays d’origine est ici infléchi car la narratrice, jusqu’à ses dix ans, ne connaît pas l’Algérie. Pour Fatima, le premier voyage revêt donc l’ambiguïté d’être à la fois la découverte d’un pays inconnu et un retour chez soi, une rencontre avec des visages inconnus qui sont aussi ceux de sa propre famille. Cependant, plutôt que de créer du lien, l’arrivée à Alger est placée sous le signe de la fracture, matérialisée par la barrière grise de l’aéroport qui sépare la famille française de la famille algérienne. Le moment des retrouvailles suscite un malaise chez la narratrice, et le récit de la scène donne lieu à cette réflexion :

Il y a nous : les touristes qui débarquent du pays qu’ils connaissent bien.

Et puis, il y a « eux » : ma famille.

Eux, ils font corps.
Ils forment un ensemble logique, avec le même système de pensée d’une famille à l’autre, les mêmes perspectives, les mêmes projets, les mêmes peurs et les mêmes envies.

En Algérie, la France, c’est à la fois un sac à merde et le paradis. (Daas, 2020, p. 158)

L’usage des pronoms nous et eux met en exergue un rapport d’étrangeté, presque d’étanchéité, entre Fatima et les siens – le nous désignant la famille vivant en France et eux renvoyant aux familles maternelle et paternelle demeurées en Algérie, réunies pour l’occasion en un comité d’accueil. La famille algérienne est en outre mise à distance par l’usage des guillemets (« “eux” »), comme réifiée, réduite à un « corps » homogène, un « ensemble logique » duquel la narratrice s’exclut tout à fait. Le voyage vers les origines semble manquer sa fonction : il ne parvient pas à nouer le lien. Le regard ambivalent que porte la famille algérienne sur la France induit un rapport problématique avec les membres qui y vivent. La dernière phrase de notre extrait, qui est aussi la dernière phrase du fragment, laisse entendre que les relations entre la famille algérienne et ses membres émigrés dépassent le cadre strictement familial.

Quelques fragments plus loin, une autre scène importante de ce voyage initial est relatée. Il s’agit de la première rencontre avec la famille maternelle qui se révèle être, pour la narratrice, le « premier vrai repas en famille ». Le contraste entre d’une part les retrouvailles des sœurs de Fatima avec leurs tantes qui, « quand elles [les] embrassent, leur racontent les souvenirs qu’elles ont gardés d’elles », et d’autre part l’impossible reconnaissance entre Fatima et celles qui n’ont été jusque-là que des voix au téléphone, fait reposer sur elle tout le poids de l’exil familial. « Je veux passer inaperçue, précise la narratrice, mais c’est moi qu’on regarde. / On regarde celle qui est née là-bas, en France. / Celle qu’on ne connaît pas du tout, qu’on surnomme Titi. » (Daas, 2020, p. 165). Dans un premier temps, ce moment redouble le sentiment d’être, partout, une étrangère : en France, Fatima est considérée et s’identifie comme une « rebeu » ; en Algérie, elle est « celle qu’on ne connaît pas du tout », une Française éloignée du berceau familial. Mais déjà les regards intrigués et émus qui provoquent d’abord un sentiment de honte chez la narratrice se mêlent à des marques de familiarité, telles que le surnom et l’hypocoristique « la mazoziya, la petite dernière » qui donne son titre au récit. Peu à peu, par la chaleur de leur accueil, les tantes et les cousines maternelles apprivoisent Fatima qui, à la fin du fragment, déclare timidement son attachement au pays des origines.

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Si un lien ténu avec l’Algérie est tissé par le voyage initial, un écart irréductible se cristallise dans l’usage de la langue. Même si la narratrice parle la langue arabe chez elle, certaines interactions avec la famille algérienne mettent au jour une incompréhension linguistique, suscitant un sentiment d’exclusion :

[…] alors on demande à ma mère : Qu’est-ce qu’elle a dit ? Qu’est-ce qu’elle a voulu dire par là ?

Je ne veux pas que ma mère serve de médiation entre ma famille et moi.

Je ne veux pas qu’elle me traduise à eux.

Je ne veux pas être étrangère. (Daas, 2020, pp. 90–91)

Fatima, pourtant bilingue, se rend compte qu’elle n’est pas une vraie Algérienne arabophone. Le bilinguisme est non seulement remis en question, mais il relègue, par l’imperfection de la prononciation, la narratrice au statut d’infans. Elle n’est plus seulement dans l’entre-deux de la diglossie, elle est dans le non-lieu de l’incommunication : celui de la solitude et de l’étrangeté.

Dans La Petite dernière, on retrouve la surconscience linguistique caractéristique des écrivains francophones postcoloniaux. C’est l’idée développée par Lise Gauvin selon laquelle les auteurs et autrices en contexte multilingue seraient condamné·es « à penser la langue », à renégocier sans cesse leur rapport à la langue française (Gauvin, 2009, p. 8). Le terme d’étrangèreté est à ce titre employé dans les études postcoloniales pour désigner le rapport de l’écrivain, souvent ancré dans un contexte multilingue, à la langue d’écriture. Même si Fatima Daas est, à proprement parler, une autrice française, qui a grandi et qui vit en France, sa pratique d’écriture témoigne de l’« intranquillité » (p. 10) linguistique mise au jour par Lise Gauvin. Le texte donne à lire de nombreux mots en arabe, parfois des phrases entières, dans leur transcription phonétique, qui place d’emblée l’écriture de Fatima Daas dans une forme assumée d’hétérolinguisme typique de la littérature migrante (Moura, 1999, p. 74). Cela témoigne d’une volonté de rendre tangible l’entre-deux linguistique et de le rendre visible sur la page par les caractères italiques. En outre la difficulté, pour un lecteur ou une lectrice non arabophone, de lire ces mots lui fait éprouver à son tour un sentiment d’étrangèreté. En cela, l’écriture bilingue permet de partager l’expérience de l’inquiétude linguistique vécue par la narratrice.

Au fil du récit, plusieurs usages de la langue arabe se font jour : le premier concerne les discours rapportés des personnages arabophones ; le second des expressions mises en lumière par la narratrice, qui cherche à en faire émerger un sens plus profond. En premier lieu, l’arabe est employé pour rapporter les paroles de la mère et du père, d’abord livrées telles quelles par la narratrice, puis systématiquement traduites en français. Ce procédé relève sans doute d’une forme de réalisme, mais la coexistence des formules arabes et de leur traduction a surtout pour effet d’accentuer la polyphonie à l’œuvre dans le récit. Généralement, l’explication d’un terme étranger répond à un souci d’élucidation : la mise en contexte est brève et n’entrave pas la lisibilité du texte (Moura, 1999, pp. 101-102). Toutefois, dans La Petite dernière, cette élucidation devient le texte même, au sens où le cœur du propos réside parfois dans la traduction de termes arabes. C’est le second usage de la langue arabe que nous souhaitons mettre en évidence. Par exemple, lorsque la narratrice évoque les habitudes de ses parents, elle commence par citer une formule fréquemment utilisée par sa mère, dans sa version originale bilingue :

Ma mère dit souvent : « Je fais mon wajeb. »

Le wajeb : le rôle.

Son rôle de mère.

Un rôle : fonction remplie par quelqu’un ; attribution assignée à une institution. Ensemble de normes et d’attentes qui régissent le comportement d’un individu, du fait de son groupe social ou de sa fonction dans un groupe.

Mon père ne parle pas de son wajeb. (Daas, 2020, p. 17)

Le détour par le terme arabe, sa traduction et sa glose permet à l’autrice de sonder le langage pour interroger le réel. Ce creusement de la langue apparaît comme une manière indirecte de décrire le climat familial, de dire sans la dire la défaillance du père. Elle exprime également un rapport au langage caractérisé par l’adéquation entre ce qui est dit et ce qui existe : quand quelque chose n’est pas exprimée dans le discours, c’est le signe qu’elle n’est pas. Ici, le père existe, mais point de fonction paternelle.

Ce procédé de traduction est aussi employé pour élucider les noms propres, à commencer par ceux des parents : « Mon père s’appelle Ahmed. Ahmad, digne d’éloges. » (Daas, 2020, p. 28). « Digne d’éloges » est répété à plusieurs reprises et contraste avec les scènes où ce personnage est violent. Le détour par la signification du nom en arabe interroge la motivation du signe. Pour le personnage d’Ahmed Daas, il met en évidence l’inadéquation du nom avec celui qui le porte. L’élucidation onomastique entreprise par la narratrice se comprend comme la quête du sens caché des mots et des êtres. Cette quête portant principalement sur le moi, l’obsession traductrice de Fatima Daas porte aussi sur son propre prénom :

Fatima signifie « petite chamelle sevrée ».

Sevrer, en arabe : fatm.

Cesser l’allaitement d’un bébé ou d’un jeune animal pour le faire passer à une nouvelle alimentation. Se sentir frustrer, séparer quelqu’un de quelque chose ou quelque chose de quelqu’un ou quelqu’un de quelqu’un. (Daas, 2020, p. 14)

La quête identitaire se fait par la recherche de la signification originelle du prénom Fatima. Le sème du sevrage dérive vers celui de la frustration, de la séparation d’avec quelqu’un ou quelque chose, marquant celle qui porte ce nom du sceau du manque, de l’inaccomplissement. S’il y a motivation du prénom, c’est dans un sens négatif. Le nom, par son sens étymologique et sa connotation, est perçu comme programmatique. La faille vient du fait que le programme n’est pas strictement respecté : « Je m’appelle Fatima Daas, mais je suis née dans les Yvelines » (Daas, 2020, p. 26) souligne qu’il s’agit d’un nom arabe porté par une Française, du « nom d’une Clichoise qui voyage de l’autre côté du périph pour poursuivre ses études » (Daas, 2020, p. 10). Le sentiment d’étrangèreté se cristallise dans l’impression de n’être jamais à sa place – et toujours en déplacement.

2.2. Entre la marge et le centre

Pour la narratrice, une autre conséquence d’appartenir à une famille d’immigrés est de vivre dans une ville de banlieue parisienne : Clichy-sous-Bois, « une ville de musulmans » (Daas, 2020, p. 26). Bonne élève et intéressée par l’écriture, Fatima fréquente une hypokhâgne puis une université parisienne. S’ensuit un va-et-vient entre Clichy-sous-Bois et le centre de Paris, entre la marge de la société et le cœur culturel et intellectuel de la capitale – un nouvel entre-deux structurant son identité. La mise en scène de la mobilité urbaine tient une place très importante dans le récit, aussi importante que celle qu’elle revêt dans le quotidien de la jeune fille, qui « porte le nom d’une Clichoise qui passe plus de trois heures par jour dans les transports. » (Daas, 2020, p. 25).

Ce sont d’abord les conditions matérielles de ces déplacements que recense le récit : numéros de lignes de bus, noms des stations de RER, détails des changements et rubriques du journal Direct Matin font faire au lecteur l’itinéraire que la narratrice emprunte tous les jours. Toutefois l’écriture de la mobilité urbaine se lit surtout dans la polyphonie. Les voix entendues dans le RER s’ajoutent à celle de la narratrice dans un effet de cacophonie imitant celui des transports aux heures de pointe. Il s’agit par exemple de la voix d’un employé du réseau – « Un incident a été signalé, la circulation des trains est momentanément interrompue » – ou des annonces automatiques – Please mind the gap between the train and the platform et Por favor, no olvide recoger todo su equipaje. Pour qui les a entendues fréquemment, il est impossible de lire ces consignes sans entendre résonner l’intonation avec laquelle la voix enregistrée les prononce. L’effet de polyphonie et de multilinguisme est en outre renforcé par le choix des versions anglaise et espagnole de ces annonces. Ce sont aussi les voix des autres usagers que la narratrice retranscrit dans son récit, comme dans le paragraphe suivant :

Excusez-moi, j’aimerais descendre. Merde ! Je ne trouve plus mon ticket. Il est vraiment insupportable cet enfant. Il ne veut pas s’arrêter. Je descends à la prochaine. Mademoiselle, t’es belle. Tu peux ouvrir la fenêtre, s’il te plaît. Je suis tout écrasé. Laisse tomber, je vais raccrocher, tu commences à m’énerver. On arrive à Gare du Nord, t’inquiète, tout le monde va descendre. Pourquoi il me regarde comme ça, lui ? Pervers ! Maman, il reste combien de stations ? Je ne respire plus. Bonjour mesdames, bonjour messieurs, je suis désolé de vous déranger pendant votre trajet. Alors, voilà, ça fait dix ans que je suis à la rue. Je prends tout ce qu’on peut me donner, ticket-restaurant, une petite pièce. Merci, bonne journée. (Daas, 2020, p. 43)

Ce paragraphe isolé sur la page, inscrit en italique, réunissant d’un seul tenant des bribes de paroles entendues mille fois, mime le flot (dis)continu et désincarné de l’arrière-plan vocal des transports. Ainsi imbriquées dans le récit, les annonces et les fragments de conversation créent un feuilletage énonciatif qui donne à entendre les voix du métro.

L’écriture elle-même résulte de l’observation des inconnu·es : une large part des fragments consacrés aux trajets en transports est dédiée à la description des gens, souvent la plus condensée et lapidaire possible, sous forme de liste : « Il y a celles qui comptent les stations. / Ceux qui se disputent au téléphone. / Celles et ceux qui portent des sacs à dos. / Celles qui rient fort, que l’on remarque. / Ceux qui louchent sur l’écran du voisin. » (Daas, 2020, p. 25). L’anaphore du pronom démonstratif et la disposition sur la page confère à cette typologie une forme poétique. Les premières fois que le quotidien de la narratrice lui impose de nombreuses heures de transports, elle trouve agréable la durée des trajets. Elle explore un nouvel espace-temps : le déplacement est un moment suspendu, inutile, perdu. Être assise dans le métro revient à n’être ni chez soi, ni à destination, à être seule entourée d’une multitude d’inconnu·es qu’il s’agit d’emporter avec soi. Pour Fatima Daas, il y a une saveur à observer ces visages et, si le hasard fait qu’elle les recroise, à les reconnaître. Les trajets en transports deviennent le lieu de l’écriture, tant par l’observation qu’ils permettent que par les moments passés à griffonner sur un carnet.

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Cependant cette poésie des déplacements revêt sans conteste une dimension de critique sociale. Derrière son aspect ludique et poétique, la polyphonie dit aussi le bruit et la foule. Les nombreuses pages consacrées aux heures passées dans le RER, le métro ou le bus se lisent comme une dénonciation des conditions de vie quotidiennes des personnes vivant en banlieue et devant aller travailler loin de chez elles. Peu à peu la répétition des trajets devient pénible et les rapports de la narratrice avec ces moments évoluent : la « fatigue des transports » se fait de plus en plus prégnante. En signalant qu’elle emprunte cette expression au discours social, la narratrice en montre la vacuité, mais le travail de répétition et de description redonne de l’épaisseur à cette réalité. L’usure de ce quotidien s’illustrent par quelques détails : ainsi, lorsqu’elle demande à la foule d’avancer dans le wagon pour pouvoir y entrer, les marques de politesses sont supprimées le soir, à l’heure où la fatigue est la plus grande.

L’observation des inconnu·es dans les transports va de pair avec une réflexion sur les usages et les origines sociales. « Je suis cette banlieusarde qui observe les comportements parisiens », écrit Fatima Daas (p. 36), faisant apparaître un clivage entre « les Parisiens » et ceux qui vont jusqu’au bout de la ligne de RER. L’écriture de saynètes permet de montrer le jugement que porte une catégorie de population sur une autre :

Dans le RER, il y a toujours ces mêmes regards malveillants portés sur celles qui traînent une poussette. Celles qu’on aide rarement à descendre les escaliers quand il n’y a pas d’ascenseurs, celles qu’on refuse de laisser passer devant soi, dans le bus, parce que ça risque de durer des heures, les mêmes à qui on laisse sa place avec un pincement au cœur.

[...]

On lui en veut à la maman quand le gamin se met à pleurnicher. (Daas, 2020, p. 36)

Dans ce passage, l’autrice peint une scène de la vie contemporaine en prêtant attention aux vulnérabilités et aux instants de vie oubliés par la grande littérature. L’empathie que la narratrice manifeste pour les formes de vies invisibles ou marginalisées, de même que la critique indirectement formulée à l’encontre des « regards malveillants », constituent une réparation symbolique — une forme de soin narratif. Autrement dit, ce dispositif littéraire performe le care (Snauwaert et Hétu, 2018, en ligne). Les fragments du récits dédiés aux heures passées dans les transports confèrent un pouvoir de dévoilement au récit et témoignent d’un souci de l’autre. En cela, la poétique des transports déployée par Fatima Daas nous semble relever d’une éthique du care (Laugier, 2010).

La narratrice construit son récit de vie en s’installant résolument dans l’entre-deux. L’oscillation constante entre deux territoires – qu’ils soient ceux de la culture, de la langue ou des lieux fréquentés au quotidien – est à l’origine du sentiment d’étrangèreté. Mais elle n’est pas seulement en décalage avec sa famille, à côté de ses origines et en marge du centre parisien, elle se définit aussi, existentiellement pour ainsi dire, comme étant « à côté des autres, à côté de sa vie, à côté de la plaque » (Daas, 2020, p. 148) : l’étrangeté se ressent aussi et surtout dans le rapport à soi-même.

3. Écrire le conflit intérieur

L’identité de la narratrice est marquée par une fracture entre, d’une part, son attachement à l’islam et sa foi religieuse et, d’autre part, son attirance pour les femmes. Là où elle grandit, l’homosexualité – féminine, qui plus est – n’existe pas. Alors quand, à l’adolescence, la narratrice est happée par la singularité de son désir, elle doit faire face à une profonde crise identitaire. Nous aborderons dans un premier temps la situation de vulnérabilité dans laquelle cette crise précipite la narratrice, avant d’envisager l’écriture comme la performance d’une forme d’agentivité et l’invention d’une posture éthique.

3.1. Fracture identitaire et vulnérabilité

Parce que le discours religieux qui informe la narratrice dit que l’homosexualité est un péché en islam, être musulmane et lesbienne n’est pas seulement vécu comme une antinomie, mais apparaît comme une impossibilité existentielle. En effet, les réponses que la narratrice désemparée cherche à obtenir n’ouvrent aucune brèche : sa mère affirme qu’un homosexuel ne peut pas être musulman ; l’imam dit qu’un musulman n’a pas le droit d’être homosexuel. Les discours qui façonnent la construction identitaire de Fatima la situent donc dans un entre-deux impossible, un non-lieu.

Pour tenter de résoudre cette crise existentielle, la jeune narratrice sollicite l’aide de l’imam de la Grande Mosquée de Paris. Cette rencontre constitue le point culminant des échanges qu’elle aura eu à ce sujet car, au fil du récit, la narratrice se confie – de façon indirecte, en parlant « d’une amie » à chaque fois – d’abord à une dame inconnue qui fréquente la même mosquée qu’elle, à Sevran, puis à l’imam de cette mosquée, avant de s’entretenir avec la figure d’autorité suprême, l’imam de la Grande Mosquée. La gradation dans ces rencontres se double d’un effet d’attente, car le récit de l’audience avec l’imam est entrecoupé de fragments consacrés à un tout autre épisode, celui d’un voyage familial en Algérie. Lors de leur conversation, l’imam affirme que l’attirance pour le même sexe est quelque chose de mal et l’exhorte à cultiver sa foi. Fatima suit ses prescriptions comme celles d’un médecin. Elle multiplie ses prières et se protège de toute tentation en ne fréquentant plus personne. Mais malgré son zèle, il demeure une voix en elle dont elle ne maîtrise pas la puissance : « C’est comme si c’était une partie de moi, non, quelque chose de plus fort, de plus grand, mon double. Le double qu’on ne peut pas faire taire. » (Daas, 2020, p. 172). À travers ce conflit intérieur, on retrouve l’isotopie du dédoublement. Il s’agit à la fois d’un tiraillement intérieur, d’une lutte avec soi-même, et de « la sensation d’avoir une double vie » (p. 71), c’est-à-dire la contrainte de mentir à tous ses proches. Une seule scène d’aveu témoigne d’une tentative de conciliation, lorsque Fatima confesse, de façon détournée, son homosexualité à sa meilleure amie. Même si Rokya répond d’abord par une plaisanterie, respectant la pudeur de Fatima, et que le mot lesbienne n’est jamais prononcé, cet échange permet enfin de faire exister l’homosexualité féminine dans la socialité de la narratrice. Rokya souligne ensuite qu’« il n’y en a pas » à Clichy, ou plutôt qu’« elles se cachent »,[3] comme Fatima (Daas, 2020, p. 73). Si l’homosexualité est rendue possible, elle est d’emblée considérée comme honteuse et incompatible avec le quartier.

Le sentiment de honte se cristallise dans l’impression de salir son nom. À deux exceptions près, tous les fragments qui composent le récit s’ouvrent par l’anaphore « Je m’appelle Fatima », déclaration complétée par toute une déclinaison de raisons qui font qu’elle croit mal porter ce nom. L’une d’entre elles est à relier à l’homosexualité de la narratrice, qui se définit pour cette raison comme « une pécheresse ». Le péché dont elle se sent coupable lui apparaît en contradiction avec la sainteté du prénom Fatima qui, dans la culture musulmane, renvoie à l’une des filles du prophète Mohammed. « Je m’appelle Fatima. / Je porte le nom d’un personnage sacré en islam. / Je porte un nom auquel je dois rendre honneur. / Un nom que j’ai sali. » (Daas, 2020, p. 122). Ces mots ouvrent un fragment où Fatima raconte une rencontre avec Ingrid, la première femme qu’elle a fréquentée, semble-t-il, alors qu’elle vient d’avoir dix-huit ans. Il s’agit de l’unique apparition du personnage d’Ingrid, qui fait de cet épisode un moment de bascule dans le parcours de la narratrice, qui décide de vivre malgré tout son homosexualité. Le récit de ce rendez-vous s’ouvre sur la salissure du nom de Fatima et se clôt sur le constat qu’elle écoute de moins en moins le Coran. À ce moment-là, l’apprentissage de sa liberté en tant que femme lesbienne va de pair avec l’éloignement de la foi et des valeurs familiales.

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Avant que la narratrice n’assume son homosexualité, cette fracture identitaire la contraint jusqu’à lui faire commettre des actes de violence. Alors qu’elle est en terminale, Fatima agresse physiquement et verbalement un lycéen qu’elle devine homosexuel. Le récit de l’épisode se clôt sur ces mots : « Benjamin s’en va en sanglots. / J’ai envie de me buter. » (Daas, 2020, p. 66). Une inadéquation se creuse entre le je mis en scène, qui s’exprime au discours direct (elle prononce une insulte homophobe), et le je narrant qui dévoile la détestation de soi ressentie au moment même de l’agression et le besoin de pénitence du présent de l’écriture. L’acte témoigne ainsi d’une dissension intime, voire d’une forme d’aliénation dans la mesure où, selon Habermas, celle-ci « prive l’individu du contexte de sens de ses propres actions » (1987, p. 332). La situation relatée fait éprouver à la narratrice toute la particularité de l’aliénation : l’individu qui s’aliène dans son rôle social, ou plutôt par son rôle social, joue en même temps lui-même ce rôle (Jaeggi, 2009, p. 92). Fatima n’est plus maîtresse des actes qu’elle commet pourtant elle-même. Le milieu social dans lequel elle a grandi, l’homophobie qu’elle a intégré et la confusion identitaire dans laquelle elle est plongée empêchent la narratrice d’agir autrement qu’avec violence. En outre, l’aliénation est redoublée par le fait que la jeune fille est elle-même devenue homosexuelle : la violence exercée sur l’autre est aussi symboliquement une violence contre elle-même. Le fragment dédié à cet épisode s’achève sur une prolepse car, deux ans plus tard, Fatima croise le jeune homme par hasard : « Je pense à ce que j’ai fait. / Je pense à ce que je suis devenue. / Je ne trouve pas la force de m’excuser » (p. 67). La capacité d’agir de la narratrice est empêchée par la honte, à la fois celle d’être devenue lesbienne et celle d’avoir fait subir une agression homophobe à ce jeune homme.

Le dédoublement identitaire, vécu comme une impossibilité existentielle, est alors à l’origine d’une incapacité à agir de manière autodéterminée. Pour le dire autrement, la narratrice de La Petite dernière se trouve dans une situation de vulnérabilité, au sens d’une diminution ou d’une disparition de sa capacité d’agir, mais cette vulnérabilité est socialement induite. (Garrau, 2021, en ligne). C’est parce qu’elle a grandi et évolue dans un milieu social qui nie la possibilité d’être à la fois musulmane et lesbienne que la narratrice éprouve cette dissension intime. Pour la philosophe Judith Butler, c’est bien parce que le sujet est construit par autre chose que lui-même, éduqué et formé dans une société donnée, qu’il est nécessairement opaque à lui-même. Le moi, qui ne peut se connaître entièrement, est donc sujet à une aliénation première qu’elle nomme, avec Laplanche, étrangèreté[4] (Butler, 2005, p. 74). Mais pour Butler, l’historicité du sujet est à la fois une étrangèreté à lui-même et la condition de son inventivité renouvelée. Le récit de Fatima Daas parvient-il à l’extirper de l’aliénation, à éclaircir l’opacité de son rapport à soi ?

3.2. Renoncer au renoncement : pour une éthique de l’autonomie relationnelle

Ce que manifeste le récit de Fatima Daas est autant la difficulté à concilier la pratique religieuse et l’homosexualité que la volonté de ne renoncer ni à l’une ni à l’autre. D’un côté, la narratrice refuse de faire taire la « voix » en elle qui « l’incite au mal ». Même si elle essaie de lutter contre son homosexualité par ses visites chez l’imam et ses prières, le récit de ce combat est entrecoupé d’épisodes qui mettent en scène les diverses relations amoureuses qu’elle entretient. Lors d’un échange avec l’une des femmes qu’elle fréquente, celle-ci exprime la crainte que Fatima ne veuille plus la voir à cause de sa religion. Mais le récit déjoue les attentes du personnage – et du lectorat – car le point de vue de Fatima, livré dans le passage narratif qui suit le dialogue, montre que le problème n’est pas la religion mais son amour pour une autre femme. Cette scène est un moment de bascule important dans le récit car elle montre que, pour la narratrice, il n’y a pas à choisir entre religion et amour. Si dans la lecture les attentes se superposent au point du vue du personnage de Gabrielle, la Fatima-personnage ne dévoile rien de ce qu’elle ressent à Gabrielle, son silence accréditant l’hypothèse du conflit entre religion et amour, tandis que la Fatima-narratrice révèle, indirectement, par la mise au premier plan de ses sentiments pour une autre femme, que la religion n’est pas une raison suffisante pour rompre une relation avec une femme.

De l’autre côté, le refus de s’excommunier est rendu manifeste par le zèle que la narratrice met à cultiver sa foi. Le refus de couper les liens avec la famille est plus délicat à apprécier : la relation avec le père est d’ores et déjà interrompue (pour des raisons qui dépassent l’homosexualité de Fatima), quant aux fragments voués à la figure maternelle, ils témoignent d’un désir de maintenir le lien en dépit de la difficulté du dialogue. L’explicit du livre se lit à cet égard comme une scène de réconciliation, ou du moins de reconnaissance. Alors qu’elle n’habite plus avec elle depuis longtemps, Fatima rend visite à sa mère le jour de son propre anniversaire. Pendant toute la durée de l’échange, la mère n’y fait aucune allusion, comme s’il elle l’avait oublié. Or, finalement, elle lui tend son cadeau d’anniversaire : un carnet. C’est sur cet objet, qui matérialise l’écriture, que s’achève le texte. Le fait que la mère de Fatima lui offre le support de l’écriture se comprend comme une réconciliation, une reconnaissance de son désir d’écrire, alors que de précédents passages montraient une mère méfiante à l’égard des activités intellectuelles. La symbolique de la reconnaissance personnelle est renforcée par la nature du projet littéraire de Fatima Daas, qui relève de l’écriture de soi : la quête identitaire ne se fait pas contre, mais avec la figure maternelle.

Ainsi, loin d’un idéal libéral individualiste, la narratrice ne cherche pas à gagner son autonomie par une rupture avec sa foi et son milieu d’origine. Ce refus de renoncer à ses relations familiales ou amoureuses montre qu’elle cherche la reconnaissance de son identité propre plutôt que de renoncer à tout ou partie d’elle-même. Cette volonté de reconnaissance est à lier à une éthique de l’autonomie relationnelle (Christman, 2009). Reprenant la conception de l’autonomie développée par Axel Honneth et Joel Andersen selon laquelle la pleine autonomie serait facilitée par des relations à soi elles-mêmes étroitement liées à des relations de reconnaissance, John Christman ajoute cette observation :

la reconnaissance est toujours liée à une identité. Autrement dit, on exprime la reconnaissance ou on en fait l’expérience en tant que... tel ou tel type de personne. De fait, la non- ou la mal-reconnaissance constituent une injustice en partie parce que l’identité d’un sujet, et les engagements à un horizon de valeur qui s’y rattachent, sont ignorés, occultés ou marginalisés dans la dynamique plus large des relations de pouvoir. Ainsi, les marqueurs identitaires définissent les termes des relations auxquelles la reconnaissance donne forme. (Christman, 2009, pp. 192–193)

En ne se séparant pas de sa famille, Fatima cherche une reconnaissance en tant que femme lesbienne au sein d’une communauté musulmane. Du côté du milieu queer, elle cherche à être reconnue en tant que musulmane. Plus exactement, dans les deux communautés, la narratrice aspire à être reconnue en tant que musulmane et lesbienne, sans que ces deux marqueurs d’identité n’aient à être dissociés. Cette posture éthique peut se penser en termes d’autonomie relationnelle, soit une conception de l’autonomie dépendante des conditions relationnelles et sociales qui entourent le sujet (Garrau, 2021, en ligne). La persistance de l’entre-deux identitaire chez Fatima Daas, c’est-à-dire le refus de choisir – donc de renoncer – à l’une ou l’autre de ses identités, devient sous sa plume un signe d’agentivité. Dans le récit, l’éthique de l’autonomie relationnelle se dessine d’abord en négatif, par les sentiments d’anxiété, de dissension intime, d’étrangeté à soi de la narratrice qui se donnent comme autant de signes d’aliénation et de vulnérabilité. Elle se lit aussi positivement, à travers la volonté d’épouser ses deux identités et de les réconcilier.

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Pour expliquer le rapport entre la notion d’autonomie et sa mise en pratique, Rahel Jaeegi ébauche le concept d’autoréalisation à partir du motif hégélien selon lequel l’individu se forme lui-même dans la transformation du monde. Une telle conception de l’autoréalisation n’a rien à voir avec l’orientation de la culture du narcissisme, elle désigne au contraire la réalisation de l’individu dans le monde, – ou plutôt par l’entremise du monde. Elle signifie un procès d’appropriation active du monde (2009, p. 104). En ce sens, l’autoréalisation ne consiste pas seulement dans le développement de ses facultés propres, mais dans la poursuite de ses projets et la réalisation de ses propres choix (2009, p. 103). C’est dire que le sujet se donne une réalité dans l’accomplissement de ses activités à travers un rapport identificatoire. Toutefois, Jaeggi précise qu’on ne se réalise pas dans toutes nos activités, mais seulement dans celles qui sont autodéterminées, c’est-à-dire qu’on définit soi-même, et qui sont accomplies pour elles-mêmes, qui ont leur fin dans leur réalisation. On peut donc parler d’autoréalisation lorsque l’on fait les choses pour elles-mêmes ou plutôt « quand on réoriente sa vie dans son ensemble vers des buts qu’on choisit et qu’on poursuit pour eux-mêmes » (Jaeggi, 2009, p. 106). Selon cette conception, l’entrée en écriture en tant que telle relève de l’autonomie, au sens où l’accomplissement de la vocation littéraire constitue un exemple probant d’autoréalisation. Dans La Petite dernière, ce phénomène est manifeste dans un fragment consacré au récit d’une discrimination subie par la narratrice au cours de ses études. Alors qu’il lui rend un devoir excellent, son professeur d’espagnol l’accuse de n’être pas l’autrice de sa copie. L’épisode est l’occasion pour la narratrice de constater la différence de traitement qui existe entre elle et les autres élèves, majoritairement issu·es de classes sociales privilégiées. Le fragment s’ouvre sur ces mots :

Je m’appelle Fatima Daas.
Avant de m’autoriser à écrire, je satisfais les attentes des autres.
Après le lycée je vais en hypokhâgne, en classe préparatoire de lettres.

C’est ce que les bons élèves font.
Ils vont en médecine, en prépa, ou à Science Po. (Daas, 2020, p. 74)

L’écriture est d’emblée présentée comme un désir profond d’abord mis de côté. L’aspiration profonde, et a fortiori sa réalisation, s’oppose aux « attentes des autres », en l’occurrence la règle selon laquelle les bons élèves poursuivent leurs études en classe préparatoire. Le fragment se clôt sur ces mots : « Un mois plus tard, j’ai arrêté la prépa. / Je ne suis pas allée en médecine. / Je n’ai pas intégré Sciences Po. / J’ai écrit. » (p. 76). Par l’écriture, Fatima Daas s’auto-réalise. L’abandon de ce cursus d’études apparaissait dans un premier temps comme la conséquence de l’injuste soupçon de tricherie, plus généralement de la difficulté à supporter les heures de transports et la discrimination – donc comme étant subie. Mais cette décision devient un signe d’agentivité dans le sens où elle est le refus d’un parcours tracé par les attentes sociales, et où elle permet à la vocation d’écrivain de se déployer. Judith Butler analyse la réinvention de soi en termes d’une construction performative de soi : « In the making of the story, I create myself in new form, instituting a narrative ‘‘I’’ that is superadded to the ‘‘I’’ whose past life I seek to tell. » (Butler, 2005, p. 39). En racontant son histoire, le soi retrace sa responsabilité ou son agentivité et, par là, la crée. Ainsi le récit de soi livré par Fatima Daas, dans sa version littéraire qu’est l’autofiction, se donne comme une performance de soi, c’est-à-dire comme la création de son « je » — aussi hybride soit-il. Si l’on peut définir l’autonomie personnelle avec Joseph Raz comme la capacité d’être l’auteur de sa propre vie, de donner forme et sens à sa vie (cité dans Jaeggi, 2009, p. 101), comment, alors, ne pas voir l’écriture de soi comme la réalisation par excellence de cette éthique ? En devenant l’autrice de sa vie, Fatima Daas renégocie les catégories identitaires habituelles fondées sur l’ethnie, la religion et l’orientation sexuelle. Si le « royaume intermédiaire » vécu suscite une étrangèreté, le royaume intermédiaire écrit devient un espace de liberté.

4. Conclusion

Indéniablement, l’écriture de Fatima Daas met l’accent sur le lieu d’où émane sa voix, ce qui est caractéristique de la littérature de la migrance, mais, dans La Petite dernière ce lieu est sans cesse fuyant, incertain. Les origines, les noms, la capacité à dire sont tour à tour mis en crise. L’écrivaine configure ainsi une identité narrative complexe et fait émerger un sujet éminemment interstitiel. Elle met en scène un sujet vulnérable en train de devenir l’autrice de sa propre vie, pour qui l’écriture se présente comme un geste de conciliation et d’autoréalisation.

L’hybridité identitaire est aussi donnée à lire par le choix esthétique du fragment, la forme morcelée du texte illustrant la fragmentation du moi. À cet égard il serait bienvenu de compléter notre réflexion par une analyse stylistique du texte de Fatima Daas – résolument ancré dans un entre-deux générique. Bien que présenté comme un roman, le texte se lit plutôt comme un long poème en prose : les effets de répétition et le tempo du récit font entendre une manière de psalmodier plutôt que raconter. Le rythme saccadé des phrases semble faire écho à une autre caractéristique du personnage, puisque la jeune femme souffre d’asthme depuis l’enfance. La question de la force ou de la faiblesse du souffle est en effet au cœur du texte, Fatima Daas faisant d’une fragilité physique un enjeu stylistique. Ce que dit la voix narrative est « décousu, flou et troué de silences », souvent aussi chargés de sens que les mots.

 
Références bibliographiques
  • Butler, J. (2005). Giving an Account of Oneself. Fordham University Press.
  • Daas, F. (2020). La Petite dernière. Les éditions Noir sur Blanc.
  • Garrau, M. (2021). Agentivité ou autonomie ? Pour une théorie critique de la vulnérabilité. Genre, sexualité & société [en ligne], (25). https://doi.org/10.4000/gss.6794
  • Gauvin, L. (2009). Introduction. D’une langue l’autre : la surconscience linguistique de l’écrivain francophone. In L. Gauvin (Éd.), L’Écrivain francophone à la croisée des langues: Entretiens (pp. 5–15). Karthala.
  • Habermas, J. (1987). Théorie de l’agir communicationnel (J.-M. Ferry, Trad.; Vol. 1‑2). Fayard.
  • Laplanche, J. (1992). La Révolution copernicienne inachevée. Travaux 1965-1992. Aubier.
  • Moura, J.-M. (1999). Littératures francophones et théorie postcoloniale. Presses universitaires de France.


Notes

[1] Pensons à la polémique qui a suivi l’entretien diffusé sur France Inter le 7 septembre 2020, où l’autrice a déclaré à propos de l’homosexualité en islam : « je n’ai aucune envie de réformer cette religion-là, donc aujourd’hui je considère que c’est un péché » (Mahrane, 2020, article en ligne).

[2] Le néologisme étrangèreté est forgé par Jean Laplanche pour caractériser Das Andere, « l’autre-chose en nous », c’est-à-dire l’inconscient : « […] je tiens à insister sur deux points concernant l’autre-chose, ce “psychique autre” qu’est l’inconscient : d’une part la vision nette que prend Freud de son étrangèreté, et d’autre part la précarité de celle-ci » (Laplanche, 1992, p. XV). Nous soulignons.

[3] Nous soulignons.

[4] Dans Le Récit de soi, rédigé en anglais, Butler emploie le néologisme français étrangèreté lorsqu’elle mentionne les travaux de Laplanche (voir note 1), puis utilise le terme foreignness pour développer ses propres réflexions.


 

Claire David est doctorante en littérature française à l’université de Tours (EA 6297, « Interactions culturelles et discursives ») et agrégée de lettres modernes. Elle consacre ses travaux de recherche à la lecture des autrices contemporaines francophones, plus précisément aux questions relatives aux identités de genre et aux sexualités. Sa thèse, dirigée par Hélène Maurel-Indart, s’intitule « Écritures des sexualités de femmes et pratiques de liberté dans la littérature contemporaine francophone ».

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