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De l’Orient à l’Occident : migration et reterritorialisation identitaire chez Mahmud Nasimi

Achille Carlos Zango / Université de Bamenda / Cameroun

Cet article questionne la portée de la migration dans la reterritorialisation identitaire de Mahmud Nasimi à travers son récit Un Afghan à Paris (2021). En effet, à son arrivée dans la mythique ville de Paris, après avoir perçu dans la langue française un moyen de textualisation du parcours tumultueux subi depuis le départ de son pays d’origine, l’Afghanistan, jusqu’à celui d’accueil, la France, l’auteur a également trouvé dans cette langue un moyen de construction de son identité plurielle. Tout part de sa découverte de l’art européen et surtout de la littérature française qui deviendra pour lui la source du déclic de l’appropriation de l’ailleurs. Entre la terre d’origine secouée par des crises multiples, l’étranger s’impose finalement à l’auteur comme terre de reterritorialisation identitaire. En nous servant des approches autofictionnelle et intermédiale, ces lignes démontrent que l’écriture et la thématique d’Un Afghan à Paris sont l’expression de la rencontre entre deux aires culturelles : l’Occident et l’Orient.
Mots clés : migration ; identité ; Orient ; Occident ; reterritorialisation

1. Introduction

À travers sa politique de valorisation des arts et des lettres sous la Renaissance, François Ier a transformé Paris en la capitale intellectuelle et artiste de la France. Cette vision futuriste transformera plus tard cette ville, devenue mythique, en la capitale des livres comme le démontre Frédéric Barbier.[1] Cela dit, plusieurs auteurs français et francophones feront de Paris le leitmotiv de leurs œuvres.[2] Que ce soit dans les textes,[3] ou les paratextes,[4] Paris va s’imposer, au fil du temps, comme une capitale-frontière, une capitale-carrefour et donc un espace de croisements des peuples, des arts et des cultures entre des personnages venant d’horizons divers.

C’est justement cette représentation qu’on peut lire dans le récit Un Afghan à Paris de Mahmud Nasimi. Publié en 2021 aux Éditions du Palais en France, ce récit autofictionnel retrace le parcours périlleux ayant conduit l’auteur dans la capitale française. Durant ce riche itinéraire, une place importante est accordée à ses souvenirs d’enfance marqués par des êtres chers et des moments mémorables qui ont constitué le ferment de son enracinement sur le sol natal. Mais son arrivée à Paris le plonge dans l’univers artistique européen et surtout dans la littérature française. Dès lors, par le biais de cette littérature française, le jeune Afghan, qui ne connaissait rien de la langue française à son arrivée en France, pénètre « un nouveau monde », un univers culturel étranger qui bouleversera ses codes, ses repères linguistiques et culturels provocant ainsi une reterritorialisation de son identité d’Afghan. Il apparaît de ce fait une rencontre, non seulement entre un individu et une culture étrangère, mais aussi et surtout le croisement de deux aires culturelles : l’Orient et l’Occident. Cela dit, cette rencontre, mise en récit, pose en toile de fond une question fondamentale, à savoir : comment la migration de l’Orient vers l’Occident est source de reterritorialisation identitaire chez Mahmud Nasimi dans son récit Un Afghan à Paris ?

Répondre à cette question nous plonge indubitablement dans un autre réseau d’interrogations qui permettent de mieux la circonscrire, à savoir : comment l’écriture de la migration de l’auteur est mise en texte ? Par quels moyens l’auteur découvre l’art européen et la littérature française ? Cette découverte, suivie d’une appropriation culturelle, ne sont-elles pas des voies permettant la reterritorialisation identitaire de l’auteur ?

Vouloir répondre à ce questionnement nous place dans une pluralité d’approches appliquées à la littérature. Dans un premier temps, l’autofiction nous permettra d’analyser la mise en texte de l’écriture de la migration chez l’auteur. Ensuite, l’intermédialité servira à questionner la présence de l’art étranger dans le récit, lequel art est le moyen de découverte de la culture étrangère. Et dans le dernier point, l’on interrogera le regard ou l’attitude de l’auteur-héros face à la culture étrangère, d’où la reterritorialisation de son identité en terre étrangère.

2. De la migration à une écriture autocentrée

S’il y a un aspect frappant qui marque l’écriture de Mahmud Nasimi, c’est sans aucun doute son caractère autocentré. Nous serons même tenté de parler de manière hyperbolique d’une écriture autiste, tant tout dans le récit tourne autour de son auteur. Écrire pour « se dire » ou « s’affirmer » est en réalité le projet qui a donné naissance à Un Afghan à Paris. Dans cette séquence, nous allons étudier deux fonctions de l’écriture autocentrée chez l’auteur, à savoir : revisiter le passé mémorable et exposer le départ tumultueux de son pays natal l’Afghanistan.

2.1. Revisiter le passé mémorable

De prime abord, il est important de préciser que le récit de Mahmud Nasimi est une autofiction selon la terminologie de Serge Doubrovsk.[5] Ce terme en lui même a été forgé sur celui de l’autobiographie, et en est le prolongement malgré quelques divergences :

L’autofiction, c’est la fiction que j’ai décidée, en tant qu’écrivain, de me donner à moi­même et par moi­même, en y incorporant au sens plein du terme, l’expérience de l’analyse, non point seulement dans la thématique, mais dans la production du texte. (Doubrovsk, 1980, p. 165)

L’autofiction est donc une façon qu’a l’auteur de se penser, de s’inventer un autre lui­-même ou de se projeter à l’intérieur d’un parcours plus ou moins fictif : « L’autofiction […] est tout simplement la fusion d’une narration romanesque et d’un contenu autobiographique qui, du fait de cette fusion, subit des modifications drastiques selon les critères actuels du vraisemblable » (Schmitt, 2010, p. 83). À l’instar de l’autobiographie, l’autofiction implique ainsi l’identité de trois instances. Celle de l’auteur dont le nom apparaît sur la couverture du livre, celle du narrateur qui dit « Je », et celle du personnage dont nous lisons l’histoire et qui peut entretenir de nombreuses analogies avec l’auteur réel. L’autofiction allie en quelque sorte deux pactes contradictoires : un pacte autobiographique (où l’auteur se déclare narrateur-personnage et s’engage ainsi à dire la vérité), et un pacte fictionnel dès lors que que son histoire est récit, passé, souvenir, qui suppose oubli et donc création ou invention pour combler les vides de la mémoire.

En tout état de cause, le tryptique auteur-narrateur-héros est bien respecté dans l’œuvre d’autant plus que l’auteur, Mahmud Nasimi, est également le narrateur et le personnage principal. Cette présence est renforcée au paratexte du livre à travers le discours du préfacier Ayyam Sureau qui rappelle les circonstances ayant conduit à son écriture. Ces dernières seront reprises plus tard dans le récit par l’auteur en personne. Pour lever toute ambiguïté à ce sujet, il précise au lecteur : « Je m’appelle Mahmud, je viens de l’Afghanistan. Je suis né en 1987 à Jabalsaraj, dans la province de Parwan, au sein d’une famille ouverte et éduquée. J’ai commencé mes études à Kaboul, orientées vers les sciences politiques » (p. 21).

Une fois cette classification générique rappelée, on ne saurait oublier de mentionner que l’une des caractéristiques de l’écriture de l’autofiction, comme l’autobiographie, est la présence de la mémoire qui permet à l’auteur de se tourner vers le passé, de fouiller dans les méandres du souvenir afin de trouver des explications ou des réponses au présent. C’est pourquoi l’autofiction et l’autobiographie sont un acte de saisie de soi-même par le biais du passé. Dans ce retour vers le passé, une place de choix est toujours accordée à l’enfance des auteurs comme on le voit chez Nasimi. Il justifie le choix de rappeler ce moment de sa vie en ces termes : « Toute mon enfance est restée si vivante dans ma mémoire qu’aujourd’hui encore chaque instant me revient à l’esprit avec une douceur qui m’apaise et m’anime » (p. 49). De ce fait, on se rend compte que la narration est dans un premier temps structurée, en partie, autour de cette période de sa vie. Dans un second temps, elle est caractérisée par une introspection profonde du passé, accompagnée de nombreux verbes réfléchis. Toutefois, le projet de « se dire » ne signifie pas pour l’auteur de purifier le récit de toute histoire d’autres personnes proches de lui. Il s’agit de comprendre qu’en réalité, l’auteur, malgré son « obsession », accompagne son récit d’enfance d’autres personnes ou faits marquants de cette séquence de sa vie. D’ailleurs, les titres de plusieurs chapitres renseignent sur ces personnes et ces moments : « Mon enfance », « À ma mère », « Un anniversaire mémorable », « Un ami inoubliable », « Un amour perdu ».

Parmi les personnes proches, nous avons : sa grand-mère, son oncle, sa mère, son ami d’enfance et Nelufar, son premier amour. Ces personnes ont chacune joué un rôle important dans l’éducation traditionnelle afghane de l’auteur, une éducation oscillant entre rigidité et souplesse, entre moments heureux et malheureux. Tout commence par son départ de la campagne où il est cloîtré avec ses parents du fait de l’absence des jeux, notamment du cerf-volant, son jeu de prédilection. Son arrivée à Kaboul est vécue comme un moment de libération. Une fois dans cette capitale, deux figures dualistes s’imposent : son oncle et sa grand-mère. Le premier est une personne austère, intransigeante qui éduque le narrateur avec rigueur. La deuxième représente son mur de lamentation, son réconfort. Elle lui donne une éducation dans la tendresse : « Si j’étais le prince de la maison, chéri de toutes les femmes qui m’entouraient, mon oncle se comportait comme un vrai tyran avec tout le monde et j’en avais très peur » (p. 49). Toutes les deux éducations cumulées lui permettent de saisir, au fil du temps, l’essence des choses, l’essence de la vie, à savoir que rien n’est donné à l’avance, il faut savoir tirer des leçons des situations difficiles. Comme il en est du destin de tout homme, les situations difficiles ne manquent pas dans son parcours. L’écriture de ces tranches de vie de son passé mettent également en exergue la question du déterminisme dans l’existence de tout être humain. C’est pourquoi cette écriture du passé rappelle chez l’auteur l’espoir qui habite l’homme face aux évènements. Et l’auteur le vérifie durant son mémorable anniversaire en compagnie de son ami inoubliable.

Le retour vers le passé révèle, pour ainsi dire, l’un des projets de l’auteur à savoir : rendre hommage à certains de ses proches, exalter l’identité afghane qu’ils ont réussi à façonner en lui. En commençant par sa grand-mère qui lui permet de découvrir certains pans de la culture afghane comme la fête de l’Aïd, à sa mère également pour sa tendresse et son écoute, l’auteur ne peut que clamer : « Aujourd’hui, à l’heure où j’écris, je voudrais caresser de mille tendresses les mains de nos grand-mères » (p. 51). L’hommage est encore plus fort à l’endroit des mères du monde :

Je vous salue, mères, dont nous serons toujours chéris tant que vous vivrez. […] Mes mots ne suffisent pas à vous décrire, ni aucune langue. Je vous écris d’une main tremblante, avec une émotion profonde. Vous êtes belles et précieuses. Je vous salue, je vous aime et vous remercie. (p. 74)

De plus, le retour vers le passé est aussi une quête intérieure de soi. Du fond de son exil, l’auteur remonte le fleuve du passé pour mieux saisir la part de la culture afghane qu’il a ensevelie en lui. Cette identité, qui s’est construite au gré des rencontres et des événements de son enfance, est en réalité toujours vivante. Le souvenir de ces êtres chers lui rappelle d’où il vient, le chemin parcouru pour arriver en cette terre étrangère. L’écriture devient une quête du passé, une quête des origines pour se saisir dans la totalité. C’est avec douleur et nostalgie qu’il fait le triste constat de son passé perdu à jamais, mais toujours vivant à l’esprit :

Aujourd’hui, je n’ai plus Nelufar à mes côtés pour fleurir mes journées de sa présence, ni cette mère qui me protégeait de tous les dangers et m’apprenait à surmonter les obstacles, ni cette grand-mère qui m’offrait en cachette quelques gourmandises dans un repli de son voile, ni ces amis qui me comprenaient, ni ce pays dans lequel j’ai semé des milliers de souvenirs…  (p. 113)

Le recours à l’histoire personnelle exprime donc une aspiration à revisiter le passé formateur, à remonter le courant ou le fleuve, bref à retrouver, selon Bachelard, « le grand lac aux eaux calmes où le temps se repose de couler. Et ce lac est en nous, comme eau primitive, comme le milieu où une enfance immobile continue de séjourner » (Bachelard, 1960, p. 94). Dans ce grand lac où coulent toujours les souvenirs du passé, le départ précipité de l’auteur occupe également une place considérable au fond des eaux tumultueuses de son pays en guerre.

2.2. Décrire le départ précipité d’un pays en guerre

Comme nous l’avons précisé précédemment, l’écriture autofictionnelle de Mahmud Nasimi n’est pas uniquement centrée sur son histoire individuelle. C’est aussi l’histoire collective de tout l’Afghanistan qui est présentée en toile de fond et lui permet de peindre les pages sombres de ce pays d’Asie qui ploie sous le coup de multiples crises depuis des décennies. Sous cet angle, le récit de l’auteur devient un véritable cri de révolte face à la situation tragique et dramatique de son pays. En décrivant cette guerre du terroir, sa mémoire opère des va-et-vient entre le passé et le présent pour faire le triste constat du statu quo de la situation. Il a quitté un pays en effervescence et malgré le temps, les choses ne se sont guère améliorées. Abandonner tous ses êtres chers pour l’inconnu n’a pas été une décision facile à prendre. Cela explique sans doute pourquoi le jour du départ est toujours présent dans sa mémoire et lui rappelle ce jour sombre de sa vie :

C’est un immense choc qui me remue encore tout entier quand j’y pense. En ce jour où ma vie était en danger, j’ai fui en laissant tout sur place : études, amis, famille, amour, souvenirs d’enfance et jeunesse. Je suis parti sans parapluie ni chapeau sur la tête pour affronter ce qui m’attendait. (p. 23)

Cet aspect triste de l’histoire collective de l’auteur est relaté dans le chapitre « Déraciné ». D’un point de vue chronologique, selon ses propres propos, le lecteur apprend qu’il est né en 1987. C’est en 2013 qu’il quitte son pays, soit à l’âge de 26 ans : « C’est au cours de ce qui restera gravé dans ma mémoire comme une journée déchirante que j’ai été obligé de quitter précipitamment mon pays en avril 2013, sans un au-revoir » (p. 23). Dès ce début du récit, on observe un changement de ton dans la narration. Raconter devient pour l’auteur une expression de sa révolte face à toutes les atrocités vécues par les populations de son pays. La guerre a sonné la déchéance de l’Afghanistan sur tous les plans.

L’auteur vit cette descente aux enfers comme une vraie meurtrissure et en profite pour dresser un tableau alarmant de la situation. Deux adverbes lui permettent de présenter le contraste saisissant : hier et aujourd’hui. De la page 25 à 27, divers domaines sont passés au crible de la critique. Intéressons-nous à quelques séquences : « Hier, mon beau pays émerveillait avec son ciel tel un océan suspendu […] Aujourd’hui, il est devenu un champ de bataille et d’expérimentions des différentes armes et bombes » (p. 25) ; « Hier, Kaboul était une ville moderne et romantique. […] Aujourd’hui elle est réduite en cendre » (p. 25) ; « Hier, les gens inventaient et découvraient avec fierté. […] Aujourd’hui, ils ne découvrent que la liste des morts quotidiens et l’arrivée de leurs cercueils » (p. 26) ; « Hier le gouvernement était formé de personnalités honnêtes, […] Aujourd’hui, […] le candidat à la présidentielle est un homme autrefois connu comme terroriste » (p. 27)…

Ce réquisitoire montre que l’Afghanistan est entré dans une période sombre de son histoire. Depuis des lustres, ce pays est plongé dans une phase de crises sans fin. L’auteur a d’ailleurs du mal à mettre un visage sur les causes réelles de la situation. Comment y parvenir lorsque son pays natal « est plongé dans une guerre depuis si longtemps que l’on ne peut plus savoir pourquoi. L’argent ? Le pouvoir ? La religion ? » (p. 24). La guerre en Afghanistan s’avère devenir une fatalité contre laquelle les humains et les hommes politiques sont impuissants. Ces dernières décennies, plusieurs historiens se sont penchés sur les causes réelles et profondes de ces crises interminables, mais les tentatives d’explication sont toujours restées lacunaires. William Maley résume la situation en ces termes :

Les difficultés que connaît actuellement l’Afghanistan sont dans une large mesure le produit de son histoire tourmentée et de sa situation géographique complexe. Ces facteurs ont contribué à engendrer un État affaibli, ouvert à l’ingérence de puissances étrangères et en proie à des perturbations depuis des décennies. L’insurrection qui secoue actuellement le pays est soutenue par les talibans, qui opèrent depuis leurs sanctuaires au Pakistan. Tant qu’il n’y aura pas de progrès sur ce front, la situation en Afghanistan restera dans l’impasse. (Maley, 2011, p. 31)

La situation de l’Afghanistan apparaît de nos jours comme une énigme difficile à résoudre tant les enjeux se sont complexifiés au fil du temps. L’auteur vit cela comme un véritable déchirement interne qu’il ne peut extirper de sa mémoire. « En regardant ce que sont devenus [sa] patrie et [ses] compatriotes, [son] cœur est souvent sur le point d’éclater, de briser en mille morceaux » (p. 24). Cette guerre vit désormais en lui, elle est une partie de lui et constitue son identité originelle historique. Malgré la distance, le choc est toujours présent. Alors, raconter devient pour lui une thérapie, ou mieux une catharsis face à son impuissance de changer la situation de ses compatriotes restés au pays et qui souffrent le martyr au quotidien. Raconter devient un moyen de purge pour l’âme qui vit dans une douleur infinie. Dans cette tragédie intérieure, seuls les livres et surtout l’écriture lui apportent un peu de réconfort : « Je m’efforce d’effacer cette emprise douloureuse et inutile qui m’emprisonne, de l’arracher de ma vie, de la remplacer par une force nouvelle en moi. Par l’écriture je suis passé sur une autre rive où je trouve la consolation, l’espérance, la paix… » (p. 28).

L’écriture se mue en une force de consolation face aux atrocités qui secouent les siens. L’auteur, à travers ce regard sur le drame qui déstabilise son pays, montre bien que sa terre d’origine vit toujours en lui malgré l’exil. En réalité, raconter devient une

tentative [du sujet] de construire et donner une image de lui-même. […] C’est l’effort pour ressaisir son identité à travers les aléas et les avatars de l’existence dans une cohérence qui la rende communicable à autrui. Le récit suppose ainsi un processus de totalisation à travers lequel l’énonciateur cherche à donner sens et consistance à sa vie. (Lipiansky, 1983, p. 61)

Du développement précedent, il apparaît que le choix d’écrire sur soi constitue pour l’auteur une sorte d’ancrage identitaire. Cette histoire revisitée est en réalité, une affirmation de sa nature ontologique d’Afghan qui connaîtra une reterritorialisation identitaire à son arrivée en France avec sa découverte de l’art européen.

3. L’arrivée en France ou la découverte de l’art européen

Le choix du français comme langue d’écriture d’Un Afghan à Paris, par l’Afghan Mahmud Nasimi, est un véritable cas d’école en matière de franchissement des frontières linguistiques. L’auteur, par cette option, remet au goût du jour la question de l’ouverture et de l’enrichissement de l’identité au contact de nouvelles cultures. Dans le cadre spécifique de notre texte d’étude, l’appropriation culturelle de l’étranger, par l’auteur à son arrivée en France, explique l’écriture intermédiale qui articule son texte et en fait un véritable répertoire de l’art européen et surtout de la littérature française.

3.1. Du contact de l’autre à l’appropriation culturelle

Quand Mahmud Nasimi arrive en France après avoir traversé « l’Iran, la Turquie, la Grèce, la Macédoine, la Serbie, la Hongrie, l’Autriche, l’Allemagne et la Belgique » (p. 23), il ne connaît aucun mot de cette langue étrangère qu’est le français. Son pays d’origine ne connaît que deux langues officielles : le dari et le pachto. Mais il n’opte pour aucune des deux langues pour textualiser le périple qui l’a conduit en France. Le jeune immigré Afghan, qui avait en horreur les livres dans son enfance, trouve miraculeusement dans l’écriture un moyen d’affirmation de soi. En réalité, la lecture des œuvres des auteurs français lui a ouvert l’univers d’un autre monde, d’une autre culture qui lui était jusque-là inconnu. C’est ainsi que la littérature française lui apprend : « l’Histoire, les saisons, les paysages, l’amour, le deuil, le remord, le regret, et une joie de vivre à nulle autre pareille. […] La littérature lui livre des souvenirs nouveaux qui se mêleront aux siens » (pp. 11-12). En tant qu’un art, la littérature n’est plus seulement un ensemble de textes oraux ou écrits, mais c’est aussi le réservoir du patrimoine culturel d’un peuple, celui de la France en l’occurrence. Cette littérature remplit pleinement son rôle de véhicule de la culture et enseigne à l’auteur une manière d’être, un ensemble de pratiques et de mentalités portées par un peuple.

La découverte de la littérature étrangère est le point de départ d’une renaissance identitaire chez le jeune immigré. Les livres deviennent des objets de passion qu’il dévore sans réserve. C’est une véritable métamorphose interne qui s’opère en lui. On assiste à une délocalisation et relocalisation identitaire. De son pays l’Afghanistan, il ne reste que des souvenirs, l’histoire, la culture… qu’il doit traduire dans la langue de l’autre. Son livre devient une reconnaissance à l’endroit de cette littérature salvatrice, devenue la source du déclic du nouveau monde qui s’offre désormais à lui et dont il contemple la beauté et les merveilles :

En découvrant la littérature française, ce jour où mes pas m’ont conduit au cimetière du Père-Lachaise, j’ai soulevé le voile qui me cachait la beauté du monde. […] Tourner les pages, c’est avoir accès à la douceur de la nature. Les livres tracent mon chemin, en guidant mon imagination vers de beaux horizons. Ils font dorénavant partie de mon voyage autant que la lumière par la lumière et le sourire dans la vie. (p. 17).

Dans cette révolution, il trouve dans la langue française le moyen adéquat d’expression de soi. Ce faisant, il brise le dilemme du choix de la langue qui habite bon nombre d’écrivains francophones et que Lise Gauvin désigne par « l’intranquillité ». En effet, « ces écrivains ont en commun de se situer à “la croisée des langues”, dans un contexte de relations conflictuelles – ou tout au moins concurrentielles – entre le français et d’autres langues de proximité. » (Gauvin, 2016, p. 28). Face à un tel dilemme, l’auteur opte pour une formule chère à Jacques Derrida : « Je n’ai qu’une seule langue, ce n’est pas la mienne. »[6] Mahmud Nasimi réussit à transcender cette « intranquillité » pour exprimer sa pensée, son être et sa culture dans une langue qui n’est pas la sienne. Un exploit qui pousse le préfacier à s’interroger sur ce choix fastidieux : « Ce récit a été écrit en français par un jeune homme afghan. Pourquoi ne l’a-t-il pas écrit en dari, sa langue maternelle ? Pourquoi s’est-il donné tant de mal quand son éditeur aurait pu traduire ? » (p. 7).

En réalité, il s’avère que depuis son contact avec la langue française, l’auteur a trouvé le meilleur moyen pour se raconter. On assiste non seulement à un franchissement des frontières spatiales, mais aussi linguistiques. La langue française ne représente plus pour lui uniquement un moyen d’intégration en terre étrangère, mais aussi de survie. Cela explique les motivations qui le poussent à l’écriture d’un livre. Le premier chapitre : « Un livre pour survivre » en est l’illustration. Ce livre, né de son apprentissage et de sa passion pour la langue française, est le résultat d’une détermination, celle de pénétrer la culture de l’autre. Laquelle est symbolisée par la langue française et permet à l’auteur de mieux exprimer ses sentiments, son identité forgée depuis l’enfance en Afghanistan. Il se confie :

À l’inverse, écrire en français a révélé en moi des sensations que j’avais éprouvées en Afghanistan et dont je n’avais pas conscience. Voici un exemple : lorsque j’étais enfant, j’étais heureux à la campagne. Je ne savais pas ce qu’était la Nature, le sentiment d’appartenance, de paix et de bien-être qu’elle procure. Je savais sans le savoir. Et puis, en lisant Maupassant, je suis tombé sur le mot « clapotement » et j’ai cherché sa signification dans le dictionnaire. C’est alors que j’ai retrouvé, intact en moi, le chant de la rivière qui passe à côté de notre maison et le vif bonheur qu’il me procurait, et qui m’habite encore, sans avoir jamais su ce que je l’entendais. Le mot clapotement que j’ai appris en lisant Maupassant a invoqué le chant de la rivière qui a bercé mon enfance, il l’a fait remonter à la surface. (p. 8).

L’expérience de l’auteur vient confirmer la question de la non personnalisation de la langue. La langue française, bien qu’étant un patrimoine culturel de la France, appartient en réalité à tous les locuteurs qui ont choisi d’en faire leur langue d’expression ou de communication. Nous réalisons également que les frontières culturelles peuvent être apprivoisées par quiconque, et cette conception confirme l’identité-rhizome[7] développée par Édouard Glissant. Dès lors, le récit Un Afghan à Paris apparaît comme le résultat de l’appropriation d’une culture, d’une langue : « J’apprenais la langue française. […] Et puis un jour, au bout de ces trois années de vie en France, naquit un livre, Mon livre » (p. 19). Au bout de l’écriture de son récit, l’auteur se rend compte de la métamorphose qui s’est opérée en lui. Grâce à une langue étrangère, il s’est libéré des douleurs de l’exil, des douleurs de son passé. L’adoption de la langue française lui a ouvert les portes de la culture étrangère, ce qui explique l’écriture intermédiale qui structure et accompagne la narration :

Les morts ne sont plus muets, ils me parlent avec leurs merveilleux poèmes, le chant de leurs quatrains, la mesure de leurs alexandrins, le rythme de leurs vers, le souffle de leurs textes. C’est auprès d’eux que j’ai trouvé une motivation extrême, ce sont eux qui m’ont donné envie d’apprendre la langue française, la langue de l’amour et de la paix, la langue de Molière. C’est ainsi que j’ai décidé d’approcher la culture française, la vie des artistes et l’histoire de la France. (p. 39)

3.2. L’écriture intermédiale

Née de l’intertextualité[8] dont il n’est que le prolongement, l’intermédialité, comme l’intertextualité, partent du postulat selon lequel un texte ou un média n’existe jamais tout seul, il est toujours en relation avec d’autres textes ou d’autres médias. D’une part, il fait le plus souvent partie d’un livre, c’est-à-dire d’un ensemble d’autres textes et médias qui entrent en résonance avec lui, et contribuent à lui donner son sens. D’autre part, un texte ou un média est souvent pétri de références culturelles plus ou moins conscientes (citations, pastiches, parodies…) qui sont autant de traces plus ou moins littérales issues d’autres livres ou d’autres époques. Pour Silvestra Mariniello, l’intermédialité est « la pluralité des médias, de leur coexistence, de leurs croisements, de la synchronie implicite dans la médiatisation des événements. » (Mariniello, 2003, p. 48).

Comme on peut le remarquer, l’intermédialité est une approche qui étudie les croisements, les interférences, les dialogues entre les médias, ces médias étant eux-mêmes les moyens d’expression de la culture. L’analyse d’Un Afghan à Paris nous permet de découvrir un véritable croisement entre les médias. L’auteur a transformé son histoire en un répertoire artistique de l’art européen en général et de la littérature française en particulier. Comme dans une bibliothèque, il promène le lecteur d’un rayon à l’autre, faisant découvrir sa riche culture née de ses multiples lectures. Au centre de ce croisement, une ville fait office de carrefour : Paris. Plus que la capitale de la France, il s’agit d’un lieu de la mémoire artistique et littéraire. Dans cette capitale mémorielle, plusieurs micro espaces évoquent l’histoire culturelle de la France : le cimetière du Montparnasse, le cimetière de Montmartre, le cimetière du Père-Lachaise, le Jardin de Luxembourg, la Seine, l’Arc de Triomphe, la tour Eiffel, le pont Mirabeau, la place de la Concorde, la place de la Bastille, le Musée du Louvre, le Musée d’Orsay… Chaque visite dans ces lieux est un moment de recueillement et de méditation qui replonge l’auteur dans le passé et lui permet de communiquer, ou mieux, communier avec ses idoles ; celles dont les œuvres ravivent de nombreuses émotions chez lui : « Une fois tous les quinze jours, je visite le cimetière du Montparnasse pour saluer Charles Baudelaire, Guy de Maupassant, Marguerite Duras et bien d’autres artistes qui reposent là » (p. 44). Ou encore : « Je ne savais pas que les grands écrivains, poètes, musiciens, chanteurs, compositeurs, acteurs, comédiens, réalisateurs et philosophes dormaient là, au cimetière du Père-Lachaise, je l’ai appris plus tard » (p. 37). Plus explicitement :

Parfois je marche jusqu’à la Seine et, autour de Saint-Sulpice, je sens la fumée de la cigarette de Jacques Prévert, au café de Flore je vois mon écrivain bien-aimé Albert Camus, assis en terrasse, un journal dans les mains. En passant par la rue de Verneuil, les voix de Serge Gainsbourg et Jane Birkin parviennent à mes oreilles. Avant de m’arrêter devant les bouquinistes du quai des Grands-Augustins, je croise George Sand qui déambule une fleur rouge dans les cheveux et, en arrivant au bord de la Seine, la beauté du musée du Louvre et l’horloge du musée d’Orsay me ramènent à la réalité. […] Là, je vois le grand homme, le père de la littérature française, Victor Hugo. […] Après une courte pause en face de l’appartement de Mme de Sévigné, je reviens vers le Jardin du Luxembourg, j’entends Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre s’exprimer à la Sorbonne. J’admire la grandeur du Panthéon, telle une montagne qui garde en son sein Émile Zola, Jean-Jacques Rousseau et tant d’autres, comme André Malraux dont le front sérieux sur une photo de jeunesse ne cesse de me parler et dont j’aime les discours. (pp. 44-45).

C’est ainsi qu’on dénombre dans le récit de Mahmud Nasimi deux médiums principaux : la littérature et la musique. Parmi les références aux artistes musiciens on peut relever : Jacques Brel,[9] Francis Cabrel, Georges Brassens, Serge Gainsbourg, Jane Birkin, Edith Piaf, Barbara. Pour ce qui est des écrivains français, nous allons nous limiter à quelques-uns, tant le nombre est impressionnant et couvre pratiquement la période depuis la Renaissance jusqu’au XXème siècle : Honoré de Balzac, Pierre de Ronsard, Jean de La Fontaine, Paul Éluard, Boris Vian, Charles Baudelaire, Guy de Maupassant, Marguerite Duras, Jacques Prévert, Albert Camus, Georges Sand, Victor Hugo, Jean-Paul Sartre, Émile Zola, André Malraux… Tous ces auteurs et artistes de différents siècles, époques littéraires et de différentes nationalités (française et belge), se rencontrent dans ce tissu textuel pour former une mémoire littéraire transculturelle et « transtemporelle ».

La rencontre entre l’auteur et ces créateurs permet le tissage d’un réseau interartistique qui éclaire la richesse culturelle européenne. Ces artistes et leurs œuvres jouent le rôle de médiateurs entre l’auteur, en tant qu’étranger, et la culture française en général. Et cette médiation est davantage rendue possible du moment où l’auteur est un lecteur passionné, boulimique même à la limite. Dans la marche vers l’autre, le texte littéraire étranger sert donc de lanterne ou de pont-culturel et permet d’accéder à un monde jusque-là inconnu. Par la littérature, dès lors, l’auteur vit dans la culture de l’autre et s’y identifie d’ailleurs :

La littérature fait partie de ma vie, mais elle me touche plus profondément lorsque je vois le poème gravé sur la tombe de Louis Aragon et d’Elsa Triolet à Saint-Arnoult-en-Yvelines ; lorsque je visite la chambre de Chateaubriand dans sa maison de la Vallée-aux-Loups ; lorsque je lis Du côté de chez Swann du cher Marcel Proust, lorsque je regarde La Grande Librairie de François Busnel… […] Ou encore lorsque j’entends René Frégni raconter comment grâce à Jean Giono les fontaines, les rivières, les oiseaux, la forêt… sont entrés par les barreaux de sa cellule et lui ont fait découvrir la littérature. » (pp. 45-46).

Ainsi présentés, les arts sont des moyens de réduction des distances culturelles et spatiales. Lire ou écouter une œuvre française, ou européenne, représente pour l’auteur une rencontre : rencontre enrichissante et créatrice, rencontre-création aussi au niveau de l’écriture de sa propre histoire, qui se nourrit de bribes mémorielles extraites de différentes lectures pour pouvoir exister et qui constitue aussi une écriture à la recherche d’un rapport avec l’étranger et ses arts. On se rend compte que du point de vue esthétique, la création de l’auteur cherche dans d’autres arts une source d’inspiration, soit par confrontation de la différence de représentation, soit par attraction pour l’autonomie esthétique du texte littéraire en lui-même. Dans cette confrontation enrichissante, l’art européen devient d’abord un sujet à traiter, il sert de référence comme activité esthétique à laquelle l’auteur produit son propre livre, ce livre pour survivre comme l’indique le titre du premier chapitre : « Un livre pour survivre. »

L’art étranger, de ce fait, fournit une impulsion créatrice ou un modèle et remplit alors une fonction médiatrice qui permet à l’auteur de traduire sa nouvelle identité en construction. À travers tous ces écheveaux artistiques entremêlés, se forme son tissu narratif, devenu lui-même une sorte de documentaire « plurimédiatique », ou pluriculturel, et marquant ainsi une reterritorialisation identitaire chez l’auteur.

4. La reterritorialisation identitaire

François Cheng, écrivain francophone d’origine chinoise, est sans aucun doute l’un des premiers écrivains à avoir textualisé dans la littérature le parcours de personnages migrants de l’Orient pour l’Occident, initiant ainsi le dialogue interculturel entre ces deux aires culturelles. Sa production littéraire[10] et critique[11] en est une parfaite démonstration. Son livre, Le Dialogue : Une passion pour la langue française (2002), relate si bien le parcours extraordinaire qui l’a conduit à 73 ans à l’Académie française[12]. Comme Mahmud Nasimi, il ne connaissait aucun mot français à son arrivée en France à l’âge de dix-neuf ans. Le récit Un Afghan à Paris illustre également la découverte et l’apprentissage de la culture étrangère par le biais de la migration. Un tel mouvement conduit, indubitablement, à une reterritorialisation de l’identité de l’auteur. Ce dernier rompt, de ce fait, les barrières culturelles et valorise les identités transfrontalières, caractéristiques des écrivains migrants.

4.1. Rompre les barrières culturelles

L’histoire de Mahmud Nasimi est un exemple du dépassement de soi en terre étrangère. Cette expérience, vécue et assumée, est le refus de l’ethnocentrisme qui confine l’individu dans une espèce de cage culturelle et qui est à l’image de la caverne de Platon. Au fond de la caverne qu’on peut assimiler à un repli sur soi, l’individu perçoit son monde, qui est toujours très loin de la réalité, puisque limité par ses propres barrières culturelles qui en définissent tous les contours et les sens, sans l’intervention ou l’existence de l’autre. Or, l’écriture d’Un Afghan à Paris se fonde sur l’idée d’apprentissage, d’échange, d’acceptation et du respect de l’autre comme posture salvatrice dans la rencontre ou la découverte de l’étranger. C’est donc une écriture qui vise à déconstruire le stéréotype, à modérer le repli sur soi, l’ethnocentrisme, c’est-à-dire la tendance à juger d’autres cultures seulement à travers notre propre regard déformé par notre habitus.[13] Maalouf met en avant la nécessité d’ouverture dans un monde de plus en plus diversifié :

Chacun d’entre nous devrait être encouragé à assumer sa propre diversité, à concevoir son identité comme étant la somme de ses diverses appartenances, au lieu de la confondre avec une seule, érigée en appartenance suprême, et en instrument d’exclusion, parfois en instrument de guerre. Pour tous ceux, notamment dont la culture originelle ne coïncide pas avec celle de la société où ils vivent, il faut qu’ils puissent assumer sans trop de déchirements cette double appartenance, maintenir leur adhésion à leur culture d’origine, ne pas se sentir obligés de la dissimuler comme une maladie honteuse, et s’ouvrir parallèlement à la culture du pays d’accueil. (Maalouf, 1998, p. 83)

Nous remarquons en effet que c’est à travers la différence, ou l’altérité, (représentée par la langue française et l’art européen), que l’auteur, à son arrivée à Paris, se rend compte de sa propre vision du monde, qu’il se découvre en réalité. Et cette vision est dès lors dynamique et non statique, puisqu’elle se modèle au gré de ses lectures. Ces arts étrangers construisent une nouvelle identité en lui, qui est loin de celle du jeune immigré Afghan quittant sa terre natale sous les coups des guerres sanglantes. Prenant l’exemple de sa propre trajectoire, il en profite pour valoriser les migrations, devenues indubitablement l’un des moyens de rencontre et de dialogue entre les peuples : « Si les migrations n’existaient pas, comment un oiseau pourrait-il voyager du nord au sud, pour charmer un petit poisson rouge de la mélodie de son chant ? » (p. 91).

Dans un monde de diversité et de migration, l’arrivée de l’auteur en Europe lui permet d’opérer deux actions capitales : quitter et découvrir. Au cours de ce périple, il quitte une terre, une histoire, une culture… pour découvrir les mêmes entités dans son espace d’accueil qu’est la France. Le départ ne représente plus une tragédie, ou la fin d’une existence, mais une aubaine pour faire corps avec l’autre et se nourrir de nouvelles expériences afin de façonner son identité toujours en plein ajustement au gré des découvertes. Clanet insiste d’ailleurs sur ce besoin de briser les barrières culturelles pour acquérir de nouvelles expériences : « À côté du principe d’authenticité culturelle, il convient de poser le concept de dialogue entre les cultures. Sous peine de favoriser les cloisonnements nationaux, […] il importe d’ouvrir chaque culture à toutes les autres dans une perspective largement internationale » (Clanet, 1993, p. 24).

Même s’il est vrai que la confrontation identitaire, non maîtrisée par un sujet, évolue quelquefois vers un affrontement identitaire qui peut déboucher sur des « identités meurtrières » chez Maalouf, l’ouverture à l’altérité, apporte tout de même à l’auteur un plus dans sa connaissance du monde, ce qui lui permet de mieux s’intégrer dans la société d’accueil et se sentir aussi bien que chez lui. Parmi les outils d’intégration, il faut surtout relever l’importance de la langue française devenue non seulement langue d’apprentissage et d’expression, mais aussi langue de libération et d’affirmation : « Écrire en français a révélé en moi des sensations que j’avais jamais éprouvées en Afghanistan et dont je n’avais pas conscience » (pp. 7-8). Et comme François Cheng, Mahmud Nasimi décide de « s’investir tout entier dans cette langue, y inscrire les chiffres de son destin, au point d’en faire un instrument de survie, ou de création » (Cheng, 2002, p. 11).

Ainsi, face à la découverte et à la connaissance de la culture étrangère, l’auteur ne se contente pas seulement de briser ses barrières culturelles afghanes pour s’ouvrir à l’étranger, bien plus, il accepte l’autre comme une part entière de son identité en mutation. Il faut bien comprendre que cette opération, qui est rendue possible par la volonté ou le sentiment d’amour ou de passion, ne doit pas se confondre à l’assimilation. En faisant corps avec l’autre, l’auteur, d’un point de vue culturel, ne perd rien de sa culture d’origine. On le voit dans cette narration de sa propre histoire qui rappelle et sous-tend son ancrage culturel malgré sa découverte de l’étranger. Un Afghan à Paris est donc un récit qui exprime l’identité multiple, un récit « où dialoguent la mémoire, le retour sur soi et l’appel vers l’insistante et douloureuse « méditation » sur la destinée humaine ; une voix qui, à travers les pouvoirs de l’art et du langage, tente de donner sens à la vie » (Brent, 2008, p. 323) de son auteur. Une vie riche, elle-même située à la rive de plusieurs frontières culturelles.

4.2. À l’aune des identités transfrontalières

Par l’acte d’écriture ou de création, Mahmud Nasimi atteint une autre rive. Et son identité ne pourrait plus être définie en fonction de son origine afghane uniquement. Elle est en réalité la somme de son histoire, de ses expériences, de son vécu en France. Elle se situe désormais au carrefour de plusieurs cultures : la culture d’origine (culture afghane) et celle d’accueil (culture européenne et française en particulier). Dans cette mouvance en permanence, les arts étrangers et la langue française constituent des points d’intersection ou des relais : « Mahmud Nasimi écrit à partir de l’autre rive, en français. En lisant et en écrivant, il apprivoise une langue qui ne s’est jamais imposée à lui, mais qu’il fait sienne par lui-même, librement » (pp. 9-10).

L’auteur-narrateur et personnage principal d’Un Afghan à Paris peut désormais se définir comme un écrivain de la frontière ou à la frontière de plusieurs rives culturelles. Son récit n’est pas fixé dans la culture d’origine et lui-même, personnage principal, franchit des rives continentales pour se définir. La narration travaille à définir la pluralité des cultures qui fusionnent les contours de diverses frontières, celles des temps, des espaces, de l’histoire, du parcours et de l’expérience personnelle de son auteur. Ainsi, ce dernier, au regard de sa propre expérience, ne considère plus les limites entre les pays ou les continents comme des séparations, mais plutôt comme des liens, des ponts qui rendent possible la rencontre et la métamorphose des Hommes. C’est à juste titre qu’on peut rappeler avec Léonora Miano que :

la frontière évoque la relation. Elle dit que les peuples se sont rencontrés, quelquefois dans la violence, la haine, le mépris, et qu’en dépit de cela, ils ont enfanté du sens. Ma multi appartenance est porteuse de sens. Elle rappelle, à ceux qui croient en la fixité des choses, des identités notamment, que non seulement la plante ne se réduit pas à ses racines, mais que ces dernières peuvent être rempotées, s’épanouir dans un nouveau sol.[14]

Mahmud Nasimi souligne lui-même la place de l’étranger dans la constitution de sa nouvelle identité reterritorialisée. Depuis son arrivée à Paris, tout a basculé en partant de l’intérieur. On est loin du jeune Afghan innocent confié à sa grand-mère et qui subira les explosions assourdissantes des bombes. L’homme qui a débarqué à Paris apeuré a trouvé refuge et réconfort dans la lecture et l’écriture si bien que : « Par l’écriture [il est] passé sur une autre rive où [il] trouve la consolation, l’espérance, la paix. » (p. 28).

De ce point de vue, il exprime la nécessité de la reconnaissance de ses divers héritages parce qu’il écrit au confluent de plusieurs cultures qui dialoguent en lui. Plus encore, en convoquant également d’autres arts dans son écriture, l’auteur brise ainsi toute barrière entre la littérature et d’autres arts. Par ce mélange, s’instaure désormais un dialogue interartistique qui, une fois de plus, exprime toutes les mutations d’un monde en fusion, d’un monde où tout repli sur soi est désormais interdit, toute appartenance nationale exclusive et impossible. Il y a donc un besoin manifeste de la part de Mahmud Nasimi, de ne plus se considérer comme appartenant à un lieu fixe, à une terre, à une couleur précise, mais comme porteur d’une culture plurielle ou « culture-arc-en-ciel. » Il exprime son amour pour toutes ces terres qui ont façonné sa nouvelle identité en ces termes :

J’aime ma patrie, je l’aime infiniment, j’ai grandi dans sa robe et j’y ai des souvenirs, doux et amers. J’aime aussi la Belgique, car elle a donné naissance à Jacques Brel, elle m’a offert ma première famille européenne et une de mes meilleures amies y habite. Mais… j’aime la France !  (p. 31)

En fin de compte, son récit se situe entre « ici » et « là-bas », ce qui constitue une sorte d’appartenance non à une terre figée, mais au monde entier. Cette littérature, que nous qualifions d’arc-en-ciel, caractérise et surtout cristallise en quelque sorte la condition des œuvres migrantes postmodernes, prises entre plusieurs univers culturels. Ce sont des œuvres où se lisent la rencontre et le dialogue entre plusieurs aires culturelles. Pour Élisa Diallo, « La littérature migrante serait cette littérature produite par les écrivains de la migration, c’est à dire ayant effectivement vécu l’expérience du passage ou de l’installation dans un pays autre, ou étant nés de parents immigrés. » (2012, p. 23). La littérature migrante est donc une littérature de rencontre entre plusieurs cultures, langues, espaces… Et l’écrivain migrant, à l’image de Nasimi, devient « celui qui accomplit une traversée de l’espace, un phénix qui meurt pour renaître, qui fait scission entre son passé et son avenir » (Lebrun, 2002).

En quittant l’Afghanistan pour vivre à Paris, l’auteur a entraîné la fusion de deux espaces devenus dès lors référentiels. Le récit, produit de son expérience, l’affiche clairement dans une position autodiégétique qui lui confère le rôle de médiateur. Cette posture lui permet de traduire les cultures en fusion, tout en véhiculant également des notions d’appartenance multiple ou d’identité composite. De même, dans cette connaissance de l’autre, il apparaît une résurgence des émotions et des déchirements que vit l’auteur depuis le départ de la terre natale. Entre la perte de l’espérance et des joies ineffables, l’étranger s’inscrit comme le nouveau souffle. L’auteur reconnaît la place occupée par la France dans la construction de son identité en ces termes :

Aucun autre pays ne peut sans doute me donner, à l’heure actuelle, une telle jouissance de la vie sur terre que la France. Aucune autre langue ne peut me permettre de traduire mes sentiments que celle de ce pays, le pays de Pierre de Ronsard, Jean de La Fontaine, Paul Éluard… qui me bouleversent par la puissance de leur poésie. (p. 42)

5. Conclusion

Raconter son histoire pour exprimer la reterritorialisation de son identité suite à sa son arrivée en Occident : tel est le projet qui a permis à Mahmud Nasimi de donner naissance au récit Un Afghan à Paris. Partant d’une aire culturelle à l’autre après moult périples, ce texte exprime le parcours initiatique et enrichissant d’un homme confronté à l’expérience d’une double culture. Et pour exprimer ce parcours, notre analyse s’est structurée en trois moments. Partant de son écriture autocentrée, nous avons poursuivi sur son arrivée en Europe avant de terminer par la reterritorialisation identitaire qui se dégage de son expérience. De cette étude, il apparaît la place inéluctable de Paris comme ville des frontières, ville des croisements ou des métamorphoses.

Comme on peut le constater, le récit de Mahmud Nasimi met en relief la question de la mutation des identités qui se construisent à la suite des migrations et la découverte des cultures de l’espace d’accueil. Ainsi, est mise en exergue l’expression du processus de reconstruction identitaire de l’auteur située à la fois entre la trace d’une identité originelle éclatée et l’espoir d’une autre en train de se faire au gré des contacts et des rencontres depuis son arrivée à Paris. En conciliant les différences culturelles, en se réalisant pleinement dans cette dualité existentielle, l’auteur-narrateur-personnage éclaire implicitement sur la possibilité et la matérialisation certaine d’une rencontre entre deux espaces : l’Occident et l’Orient. Il faut donc lire Un Afghan à Paris comme « le récit d’une traversée du désert. Celle de tout homme qui s’efforce de dire, dans la seule langue dans laquelle il peut être entendu, c’est-à-dire celle des autres, ce que lui-même est seul à pouvoir dire »[15] (p. 12). Ce récit marque, à n’en point douter, une extension de la francophonie littéraire asiatique déjà amorcée par des écrivains comme François Cheng, Gao Xingjian, Dai Sijie, Shan Sa, Anna Moï… Mahmud Nasimi signe ainsi son entrée parmi ces écrivains et s’inscrit à son tour dans cette littérature de rencontre et de dialogue qui caractérise les écrivains migrants en général.

Références bibliographiques
  • Bachelard, G. (1960). La poétique de la rêverie. PUF.
  • Brient, V. (2008). Une figure de la francophonie chinoise : François Cheng « Pèlerin entre l’Orient et l’Occident ». [Thèse de doctorat]. Université François Rabelais Tours.
  • Cheng, F. (2002). Le Dialogue : Une passion pour la langue française. Desclée de Brouwer.
  • Clanet, C. (1993). L’interculturel. Introduction aux approches interculturelles en éducation et en sciences humaines. Presses Universitaires du Mirail.
  • Derrida, J. (1996). Le monolinguisme de l’autre. Galilée.
  • Diallo, É. (2012). Tierno Monénembo. Une écriture migrante. Karthala.
  • Doubrovsky, S. (1980). Parcours critique. Galilée.
  • Glissant, É. (1996). Introduction à une poétique du divers. Gallimard.
  • Kristeva, J. (1969). Semeiotikê. Éditions du Seuil.
  • Lipiansky, M. (1983). Une quête de l’identité. Revue des sciences humaines, (191), 59–71
  • Maalouf, A. (1998). Les Identités meurtrières. Grasset.
  • Miano, L. (2012). Habiter la frontière. L’Arche.
  • Nasimi, M. (2021). Un Afghan à Paris. Les Éditions du Palais.
  • Schmitt, A. (2010). Je réel/Je fictif. Au-delà d’une confusion postmoderne. Presses universitaires du Mirail.


Notes

[1] Barbier, F. (dir). (2007). Paris capitale des livres. Paris bibliothèques. [↑]

[2] Bancquart, M-C. (2006). Paris dans la littérature française après 1945. La Différence. [↑]

[3] Parmi les auteurs ayant situé la trame de leurs œuvres à Paris, on pourrait citer : Honoré de Balzac, Le Père Goriot (1835), Émile Zola, Au bonheur des Dames (1883), Guy de Maupassant, Bel-Ami (1885), Marcel Proust, Du côté de chez Swann (1913)… [↑]

[4] C’est le cas de Victor Hugo, Notre-Dame de Paris (1831), Bernard Dadié, Un Nègre à Paris (1959)… [↑]

[5] Ce terme apparaît pour la première fois en 1977 dans son roman Fils. [↑]

[6] Dans son ouvrage Le monolinguisme de l’autre (1996), Jacques Derrida développe le caractère universel de la non-appartenance de la langue à travers cette formule paradoxale. Cette formule sera reprise par l’Algérien Harchi Kaoutar dans son ouvrage Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Des écrivains à l’épreuve (2016). [↑]

[7] Cette métaphore s’inspire du rhizome pour exprimer le caractère ouvert et pluriel de l’identité que Glissant désigne également sous le terme « créolisation » : « L’identité [est] le résultat d’une créolisation, c’est-à-dire de l’identité comme rhizome, de l’identité non plus comme racine unique mais comme allant à la rencontre d’autres racines. » (Glissant, 1996, p. 23). [↑]

[8] Théorisée par Julia Kristeva dans son ouvrage Semeiotikê (1969), elle montre, à partir des travaux de Bakhtine, le caractère ouvert du texte. Par conséquent, étudier la littérature revient à mettre à jour son intertextualité, c’est-à-dire sa capacité à se référer à d’autres textes. Ainsi, « tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. » (Kristeva, 1969, p. 145). [↑]

[9] Jacques Brel, auteur-compositeur d’origine belge, est l’un des rares artistes non français évoqués par l’auteur. [↑]

[10] On pourrait citer par exemple son roman Le dit de Tianyi (1998). [↑]

[11] C’est ce que démontre Véronique Brent dans sa thèse de doctorat (2008) en présentant François Cheng comme « Le pèlerin entre l’Orient et l’Occident ». [↑]

[12]  Précisons que de nombreux auteurs francophones avant lui ont eu l’honneur d’être élus à l’Académie française : Julien Green (1972), Senghor (1983), Assia Djebar (2005), Amin Maalouf (2011), Dany Laferrière (2015)… [↑]

[13] Sur la base des travaux de Pierre Bourdieu, Anne-Catherine Wagner (2023) définit l’« habitus » comme étant « un ensemble de dispositions durables, acquises, qui consiste en catégories d’appréciation et de jugement et engendre des pratiques sociales ajustées aux positions sociales. Acquis au cours de la prime éducation et des premières expériences sociales, il reflète aussi la trajectoire et les expériences ultérieures : l’habitus résulte d’une incorporation progressive des structures sociales. » [↑]

[14]  Léonora Miano, 2012, (quatrième de couverture). [↑]

[15]  Nous reprenons ainsi les propos du préfacier Ayyam Sureau. [↑]


Achille Carlos Zango est Enseignant/Chercheur, Chargé de Cours à l’École Normale de Bambili de l’Université de Bamenda-Cameroun. Sa thèse de Doctorat/PhD en Études française et francophone obtenue en 2017 à l’Université de Dschang-Cameroun porte sur le thème : « À la rencontre de l’altérité. Une lecture des enjeux identitaires et interculturels chez quelques écrivains migrants francophones : François Cheng, Assia Djebar, J. M. G Le Clézio et Gaston-Paul Effa. » Il est par ailleurs auteur d’un recueil de nouvelles (Tu diras ces douleurs, Paris, Harmattan, 2012) et de plusieurs articles scientifiques publiés dans des Revues internationales ou des collectifs d’auteurs. Les questions d’identité/altérité, migration, culture et interculturalité dans les littératures française et francophone constituent le champ primordial de ses recherches actuelles.

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