De l’ex-colonie à l’ex-métropole : vers l’éclatement identitaire dans les romans de Marie NDiaye

De l’ex-colonie à l’ex-métropole : vers l’éclatement identitaire dans les romans de Marie NDiaye

Pierre Nduwayo / Ecole Normale Supérieure du Burundi / Burundi

Depuis la nuit des temps, le monde était un ensemble subdivisé en plusieurs communautés distinctes dont les frontières étaient soit naturelles, soit artificielles. Cependant, les mouvements migratoires de la deuxième moitié du XXe siècle ont renversé cet ordre des valeurs en donnant naissance à des communautés hybrides et multiculturelles. Ces mutations n’ont pas épargné la littérature qui, elle aussi, connaît actuellement des productions artistiques hétérogènes, l’hybrides et métisses. Dans cette dynamique et à la lumière de la théorie postcoloniale, cet article se propose de démontrer que dans la production romanesque de Marie NDiaye, le concept de « limite » ou de « frontière », au sens traditionnel, n’est plus opérant. Ce changement s’observe au niveau thématique d’une part et, d’autre part, au niveau formel. À ce deuxième niveau, la notion de genre littéraire est déconstruite et on assiste à la production des romans qui renferment en leurs structures d’autres genres. Notre raisonnement s’appuie sur un corpus principal de deux romans En famille (1991) et Mon cœur à l’étroit (2007).
Mots-clés : frontière ; hybridité ; identité ; marginalité ; théorie postcoloniale

1. Introduction

Le mot « Limes » est synonyme de « frontière », de « limite » (Raffestin, 1986, p. 3), entre deux espaces différents. En dépit de cette définition, le mot n’est pas facile à définir parce qu’il est utilisé dans plusieurs domaines de la connaissance. Il se rapporte à la géographie, à la politique, à la philosophie, à la morale, etc. Il renvoie à tout ce qui permet d’établir une différence entre deux ou plusieurs êtres ou plusieurs choses. La limite n’est pas l’effet du hasard : « […]elle n’est jamais arbitraire et l’on s’efforce de la légitimer originellement par un rituel religieux et plus tard par un procès politique » (Raffestin, 1986, p. 3). Elle est « fondatrice de la différence » (Raffestin, 1986, p. 4). La limite remplit trois fonctions : « la fonction légale, la fonction fiscale et la fonction de contrôle » (Raffestin, 1936, p. 13). D’après Raffestin, par la première fonction, on rend compte de la prédominance d’un ensemble d’institutions juridiques à l’intérieur d’une aire délimitée, voire démarquée. La fonction fiscale peut avoir plusieurs objectifs, à savoir : la défense du marché national par le prélèvement des taxes sur les produits étrangers, l’alimentation d’un budget et le fait de jouer le rôle d’une politique économique rudimentaire. La troisième et dernière fonction, quant à elle, a pour objectif de surveiller les hommes et les biens quand ils franchissent les frontières : contrôle des individus qui migrent, contrôle des capitaux et des biens. Chaque contrôle s’appuie sur des critères qui résultent de politiques économiques, sociales et culturelles. Le concept nous intéresse dans sa troisième fonction parce que nous travaillons sur des romans écrits par une auteur·e issue de l’immigration.

Si jadis le monde était constitué en blocs dichotomiques (Blancs-Noirs, civilisés-barbares, maîtres-esclaves, centre-périphérie, etc.) qui se rapportaient à des espaces géographiques précis, aujourd’hui, cette représentation est remise en cause suite aux échanges entre pays, qui s’intensifient depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Ces déplacements et leurs conséquences ont engendré des identités marginales que Mbembe désigne comme « une pluralité chaotique » (Mbembe, 2000, p. 140). Dès lors, des communautés métissées naissent et se développent à l’intérieur des communautés longtemps homogènes du point de vue linguistique, culturel et civilisationnel. Ce phénomène de marginalité s’observe également dans la littérature.

En effet, avec les indépendances africaines, les relations entre les ex-métropoles et les ex-colonies ont changé. Par exemple, les Africains ont pu voyager en Europe, ce qui était difficile pendant la période coloniale. Les voyages entre les deux pôles sont devenus plus libres, avec quelquefois des possibilités de rester au pays d’accueil. Dans le domaine de la littérature, des œuvres littéraires vont se produire hors du continent africain par des écrivains établis en France ou ailleurs et qui inscrivent « leur démarche dans un nouvel espace identitaire […] puisent leur inspiration dans leur hybridité et leur décentrement[…] » (Chevrier, 2004, p. 97). Ainsi, on assiste à la production des récits hétérogènes comme ceux de Mabanckou, de Beyala, de Diome, etc., qui traitent de la question d’appartenance des migrants dans ce nouvel espace identitaire. De ces récits, il ressort que les migrants mènent une vie instable aux pays d’accueil eu égard aux thèmes qu’ils explorent et cette problématicité se lit même dans les titres des écrits critiques qui y sont réalisés. Par exemple, on peut citer l’article de Jacques Chevrier, « Afrique(s) –sur-Seine : autour de la notion de « migritude » (2004), celui d’Abdourahman Ali Waberi, « Les enfants de la postcolonie. Esquisse d’une nouvelle génération d’écrivains d’Afrique noire » (1995) et l’essai d’Odile Cazenave, Afrique sur Seine. Une nouvelle génération de romanciers africains à Paris (2003). Ces titres font allusion à une nouveauté qui résulte du fait qu’ils parlent d’une Afrique ou des Africains qui se trouvent dans un autre espace que l’Afrique. Ces travaux arrivent aux constats que les productions artistiques mettent en scène des personnages qui mènent une vie instable, et cette instabilité a un lien avec la vie des auteurs des romans analysés. C’est ainsi qu’on assiste à un phénomène de marginalité qui se lit même dans la manière adoptée par les critiques pour nommer les écrivains de cette nouvelle génération. Dans cet ordre d’idées, on parlera, par exemple, de Franco-sénégalaise pour Fatou Diome, Franco-camerounaise pour Calixthe Beyala, Franco-congolais pour Alain Mabanckou, Suisso-gabonaise pour Sandrine Bessora, Franco-française pour Marie NDiaye et bien d’autres. Une telle nomenclature questionne le concept d’État-nation.

Ainsi, à la lumière de la théorie postcoloniale, cet article tente de montrer que dans la production romanesque de Marie NDiaye, la « frontière », au sens d’État-nation et des genres littéraires, n’est pas respectée. L’auteur·e pratique une écriture dépourvue des normes de l’esthétique classique. Nous partons de l’hypothèse que les écrivains migrants expérimentent de nouvelles formes d’écriture qui s’observent dans les thèmes que les textes développent, d’une part et d’autre part, dans leur pratique d’écriture. La structure de cet article suit la remarque de Cornelia Ruhe (2013, p. 17) selon laquelle : « Les textes de Marie NDiaye, sa personne même, posent un problème qui ne cesse d’intriguer les lecteurs, la presse et la critique : ils s’avèrent difficilement classables dans le système établi […]. » De ce fait, trois sections constituent l’ossature de notre article : dans la première, nous présentons Marie NDiaye. Dans la seconde, nous focalisons notre attention sur la marginalité sociale et enfin, la troisième section étudie l’éclatement du genre romanesque.

2. Marie NDiaye : une écrivaine à identité problématique

Sans faire une lecture biographique ou psychocritique, il est en effet important de nous rapprocher de la situation de Marie NDiaye pour questionner et comprendre sa vision sur les êtres et les choses qu’elle met en exergue dans ses textes. Cette section est motivée par le fait que les migrants se trouvent souvent en conflit avec les autorités du pays d’accueil qui refusent quelquefois de leur octroyer la nationalité facilement. Aussi, la littérature nationale refuse de les reconnaître comme les leurs. Ainsi, leurs écrits sont un témoignage de cette difficulté de s’adapter au pays d’accueil que l’écriture permet de maîtriser :

Il [l’écrivain de l’immigration] y parvient en convertissant la marginalité et l’exclusion en acte d’écrire qui peut apparaître, non comme une projection de soi, mais comme une tentative d’objectivation et de socio-analyse de la situation dans laquelle il se trouve. Il existe de ce fait une tension entre la représentation marginale de l’immigration élaborée par la majorité des romans de l’immigration et le dispositif énonciatif qu’ils mettent en place où il s’agit d’acquérir la maîtrise de la situation grâce à l’écriture […]. (Christiane Albert, 2005, pp. 152–153)

Cette situation est plus problématique pour le cas de Marie NDiaye qui est une écrivaine de l’immigration africaine en France mais qui n’a pas vécu en Afrique. Elle connaît le pays de son père par ses informations personnelles comme le ferait un étranger qui désirerait le connaître. En conséquence, la manière dont elle aborde les questions liées à l’immigration la distingue des autres écrivains migrants parce qu’elle revendique son intégration totale dans la littérature française.

Française (même si certains s’autorisent à la qualifier de Franco-française ou Franco-sénégalaise), Marie NDiaye est née à Pithiviers (en France), le 4 juin 1967, d’un père sénégalais et d’une mère française. Son père divorce et retourne au Sénégal en abandonnant Marie, qui n’a qu’un an, et son frère Pap Ndiaye, à leur mère. Elle passe ainsi son enfance et son adolescence à Fresnes, puis à Bourg-la-Reine en Hauts-de-Seine. NDiaye revoit son père en France, après qu’il est retourné en Afrique, une seule fois pendant sa jeunesse, quand elle a l’âge d’environ dix ans. Elle a grandi dans la banlieue parisienne des années 70 qui, à ses yeux, constituait un monde homogène. Elle a fait ses études secondaires au Lycée Lakanal de Sceaux et n’a pas entrepris des études universitaires. Elle se marie en 1987 avec Jean-Yves Cendrey, lui aussi écrivain. Elle vit successivement à Sitgès, près de Barcelone (en 1987), en Normandie (en 1994), en Gironde (en 2001) et à Berlin à partir de 2007. Elle séjourne à l’Académie de France à Rome entre 1989 et 1991 et à Berlin entre 1992 et 1993. Elle est mère de trois enfants Laurène (née en 1991), Silvère (né en 1993) et Romaric (né en 1997).

Sur le plan littéraire, le cas du classement de Marie NDiaye dans les champs littéraires est fait différemment selon les critiques. Pour certains, elle se range du côté des auteurs franco-africains tandis que pour d’autres, elle se range du côté des auteurs français. La première catégorie comprend les critiques nord-américains qui s’appuient sur son origine par son père et sa couleur de peau. Cependant, elle nie catégoriquement cette identité, comme en témoigne cette réponse à une question d’un journaliste lui demandant si la présence des personnages noirs dans son roman Trois femmes puissantes n’est pas un moyen de revendiquer sa double culture : 

Je m’en revendiquerais, m’en sentirais proche, si j’avais effectivement eu une culture double. […]. La seule chose qui ne change pas quand on a une origine africaine, c’est qu’on est noir, c’est visible. Mais c’est tout. J’ai été élevée uniquement par ma mère, avec mon frère, en France. […]. J’ai été élevée dans un univers 100 % français. Dans ma vie, l’origine africaine n’a pas vraiment de sens – sinon qu’on le sait à cause de mon nom et de la couleur de ma peau.[1] (NDiaye, 2009)

Ailleurs, elle ajoute que quand elle est en Afrique, les gens se trompent sur son identité :

Quand j’y suis et que les gens voient mon nom et la couleur de ma peau, ils pensent que je suis des leurs. Or, par mon histoire, c’est faux. J’ai souvent rencontré des Français qui ont été élevés en Afrique et qui sont plus africains que moi. Alors qu’eux, en Afrique, dans le regard des autres, ils restent étrangers … (NDiaye, 2009)

Pour notre part, nous trouvons ses arguments fondés car elle n’a pas évolué en Afrique, d’où on commettrait une erreur en la rangeant du côté de l’Afrique. Elle est française par sa culture, son éducation et son espace de référence pour l’essentiel de ses écrits. Et de conclure comme Elena Quaglia :

Marie NDiaye n’est pas à proprement parler une écrivaine francophone, comme elle ne cesse de le souligner. Elle est née en France, de mère française et de père sénégalais ; mais ce père africain a bientôt abandonné la famille et est retourné vivre en Afrique. Marie NDiaye a donc grandi en France, dans un contexte culturel uniquement français. Les contacts avec son père ont été très rares et elle a voyagé seulement deux fois en Afrique.[2] (Elena Quaglia, 2013)

Cette petite présentation de l’auteure est intéressante dans la mesure où nous travaillons sur un dossier intitulé « Limes ». Si nous affirmons que Marie NDiaye est une Française, cette affirmation est valable dans la société contemporaine parce qu’avant ou pendant la colonisation, il n’était pas possible de trouver une Française noire. Avant la colonisation, le monde était conçu de telle sorte que beaucoup d’individus résidaient la plupart de leur temps dans leurs pays de naissance, ce qui ne permettait pas des mélanges. Mais avec l’indépendance des pays anciennement colonisés, la situation est passée de la relation de « colonisateur-colonisé » à celle de la coopération entre les anciennes puissances colonisatrices et les anciennes colonies. En conséquence, on a vu naître des personnes, des cultures et des communautés métissées qui ont bouleversé la manière dont on se représentait le monde avant et pendant la colonisation. Toutefois, un Noir comme Marie NDiaye qui vit en France et qui ne possède pas deux nationalités, comme les autres baptisés de « Franco-quelque chose » ou de « pas tout à fait » (Waberi, 1995, p. 12) par Bharati Mukherjee, reste un cas particulier dans le champ littéraire français.

Quant à sa production littéraire, elle est également embarrassante pour la critique car elle se range difficilement dans les champs littéraires déjà institutionnalisés :

Elle se situe en retrait, écrit Véronique Bonnet, presque à la marge, des différents champs littéraires : le champ littéraire français et les champs littéraires africains, tant ceux qui se construisent dans les pays africains que ceux qui s’élaborent en Europe.[3] (Bonnet, 2002)

À travers tout ce qui est développé sur la vie de Marie NDiaye et son œuvre se profile la question de son rangement dans le champ littéraire, qui risque de se faire en fonction de la couleur de la peau et de l’origine de son père, alors que ces marqueurs ne sont pas toujours opérants pour elle.

3. La marginalité sociale

Cette section tente de montrer que les héros (immigrés de la deuxième génération) des romans de Marie NDiaye sont marginalisés par leur société d’accueil d’une part et, d’autre part, par leur comportement. Comme l’a bien constaté Christiane Albert (2005, p. 99), la marginalisation sociale est « un des traits constituants du personnage de l’immigré dans la littérature francophone depuis ses origines, et sa banalisation, après les années quatre-vingt en fait un des topoï majeurs de cette littérature ». Dans cette dynamique, toute l’œuvre de Marie NDiaye est construite sur la même thématique centrale. Celle-ci est perceptible à travers la vie des protagonistes de ses romans et la place qu’ils occupent dans la société des romans par rapport aux autres personnages de leur entourage. Bien qu’ils insistent et ne ménagent aucun effort pour faire reconnaître leur appartenance à la société, celle-ci reste réticente à les accepter et à les adopter. Ils vivent dans une perpétuelle crise identitaire.

À la lecture des romans de Marie NDiaye, quelque chose paraît surprenant. Les protagonistes ne maîtrisent pas leur identité car celle-ci est déterminée par le jugement de l’autre. Celui-ci observe le protagoniste et semble disposer d’un pouvoir de lui accorder une identité qu’il n’accepte pourtant pas. En conséquence, le personnage connaît des difficultés d’adaptation dans la société. Cornelia Ruhe a fait le même constat quand elle écrit : « Il n’est pas permis aux protagonistes de se définir eux-mêmes, mais c’est le regard de l’autre, un regard normatif et normalisant qui leur impose une identité ou, plus souvent, qui leur fait sentir leur altérité » (2013, p. 27). C’est sur la base de cette incompréhension entre les protagonistes et la société que se construit la trame narrative de En famille et de Mon cœur à l’étroit.

Ainsi, dans En famille, quand Fanny arrive chez sa grand-mère, elle trouve que toute la famille, en l’absence d’elle, de tante Léda et de ses parents, est rassemblée pour fêter l’anniversaire de l’aïeule. Fanny, maintenue à la grille, est regardée avec indifférence et ce n’est que plus tard que Tante Colette « ouvrit la grille d’un geste brutale, maladroit » (NDiaye, 2007 [1990], p. 9). Son accueil n’est pas chaleureux parce que tout le monde feint de ne plus la reconnaître. D’ailleurs Tante Colette l’appelle par un nouveau prénom. Ce geste signifie que bien que Fanny s’obstine à réclamer son appartenance à la famille, sa place y est très réduite parce que appeler quelqu’un par un autre prénom est une manière de lui montrer qu’on ne le reconnaît pas, et par-delà lui priver une part de son identité. Au regard de ce comportement, Fanny est en même temps dedans et dehors dans cette famille où elle a grandi. Elle-même se reconnaît dans la situation d’ambiguïté identitaire : « Quant à moi, je ne suis pas d’ici bien que je l’ai toujours cru jusqu’alors. Je suis au mieux un élément toléré, … » (NDiaye, 2007 [1990], p. 15). Pour se résoudre, elle prend la décision de partir à la quête de Tante Léda qui pourrait l’aider à se faire accepter dans la famille où elle est exclue. En ce sens, tout le roman est constitué d’une suite de voyages de Fanny passant d’un village à un autre à la recherche de sa tante. Partout où elle est passée, on refuse de la croire quand elle dit qu’elle est du même village et qu’elle a un lien avec l’aïeule. C’est ainsi que tout le roman devient une suite d’échecs qui aboutiront à l’exclusion totale de Fanny de la famille maternelle où elle a grandi. Ici c’est la société qui exclut l’héroïne.

Dans Mon cœur à l’étroit, par contre, même si Nadia est marginalisée, son comportement est également paradoxal. C’est un personnage qui fait tout pour s’intégrer dans la société française, y compris le reniement de ses origines. Son monologue intérieur en est une illustration : 

À lui [son fils Ralph], non, je n’ai jamais dit que mes parents étaient morts, je l’ai simplement tenu dans l’ignorance de leur existence, ne prononçant jamais leur nom, n’évoquant jamais mon enfance aux Aubiers, de telle sorte qu’il comprenne et admette dès son jeune âge que toute question à ce propos était strictement interdite, et n’espérais-je pas le pénétrer de l’idée toute pensée même, à ce propos, tombait sous le coup d’une semblable interdiction ? (NDiaye, 2007, p. 346)

Tout élément qui pourrait permettre de ranger Nadia dans sa catégorie ethnico-identitaire réelle est ainsi balayée. De cette façon, elle rejette son identité culturelle et linguistique comme cela transparaît dans la réponse des enseignants de l’école où Nadia espère trouver un emploi après qu’elle est chassée de Bordeaux. Cette réponse est d’« un accent que je reconnais, qui était l’accent de mon père et de ma mère et que j’ai, autrefois, si violemment méprisé » (NDiaye, 2007, p. 351). Malgré tout cet effort à s’intégrer dans la société en reniant tout ce qui la renverrait à sa véritable identité, Nadia n’est pas reconnue par son entourage. Chassée de son école, elle abandonnera Ange, son mari, gravement malade et retournera chez ses parents.

Comme on le constate, dans les romans de Marie NDiaye, la famille nucléaire n’est pas un lieu de tranquillité ou un refuge pour ses membres, mais c’est plutôt un espace d’ennuis et d’incompréhension. C’est une institution étrange. Cette étrangeté se manifeste dans le fait que certains parents et certains enfants agissent pour leurs propres intérêts sans tenir compte de ceux des autres. La narration est organisée de telle sorte que les personnages des romans d’analyse ne puissent pas s’entendre. Par exemple, quand un enfant s’attache à la famille et cherche à maintenir sa cohésion, celle-ci ne l’écoute pas et son projet échoue. C’est notamment le cas de Fanny dans En famille où sa volonté de réintégrer la famille échoue à plusieurs reprises. Le comportement est identique pour les enfants : quand les parents éduquent convenablement leurs enfants, ces derniers finissent par se séparer d’eux et les abandonnent. C’est ce qui se passe dans Mon cœur à l’étroit où Nadia abandonne ses parents, son mari et son fils pour épouser Ange et s’établir à Bordeaux. Quand sa vie de couple vacille, elle retourne chez ses parents qui l’accueillent favorablement. Il en est de même dans La Sorcière où Lucie est soucieuse d’initier ses deux filles à la sorcellerie et de réconcilier ses parents séparés. Dans ce roman, la sorcellerie est une pratique qui se transmet de génération en génération chez les femmes de la famille de Lucie et y maintient leur solidarité. Mais après que ses filles ont atteint la maturité, elles se transforment en corneilles et s’envolent en laissant leur mère seule. Presque au même moment, Lucie est abandonnée par son mari et son projet de réconcilier ses parents échoue parce que sa mère transforme son père en escargot. Tout effort du protagoniste pour souder la famille devient en même temps une occasion de créer sa rupture. Chez NDiaye, la manière dont se comportent les membres de la famille contribue à la dissoudre. Les romans du corpus posent la question des relations entre les personnes qui se situe à deux niveaux : au sein de la famille nucléaire d’abord, ensuite au sein de la société au sens large. Autrement dit, comment se nouent et se dénouent les relations entre les personnes dans les sociétés actuelles qui sont en proie à beaucoup de transformations?

Le monde qui se dégage de cet univers est individualiste et matérialiste. Il est peuplé d’individus dont le lien familial se maintient difficilement et dont la solidarité est motivée par des intérêts purement personnels et matériels. Les membres de la famille sont amis parce qu’ils poursuivent le même objectif et quand ce dernier change, ils se séparent facilement et sans remords. C’est ainsi que l’individualisme, au sens où le présente Gilles Lipovetsky, traverse toute l’œuvre de NDiaye : 

L’ultime figure de l’individualisme ne réside pas dans une indépendance a-sociale mais dans les branchements et connexions sur des collectifs aux intérêts miniaturisés, hyperspécialisés : regroupements des veufs, des parents d’enfants homosexuels, des alcooliques, des bègues, des mères lesbiennes, des boulimiques. (Lipovetsky, 1983, p. 21).

Autrement dit, « on se rassemble parce qu’on est semblable, parce qu’on est sensibilisé directement par les mêmes objectifs existentiels » (Lipovetsky, 1983, pp. 21–22). Dès lors, la famille, au sens d’un espace de tranquillité de ses membres disparaît. Cette attitude s’explique par l’effondrement des valeurs qui ont depuis très longtemps guidé le bon fonctionnement des sociétés que Jean-François Lyotard (1979) appelle des « métarécits ». De ce fait, chez NDiaye, on pourrait avancer que pour réussir socialement, il faut couper court le cordon ombilical, abandonner les siens pour créer de nouvelles relations susceptibles de se rompre selon les intérêts des personnes. Le monde des romans ndiayïens est peuplé d’individus sans scrupules et immoraux qui n’hésitent pas à abandonner parents ou enfants pour satisfaire leurs besoins. Ils oublient facilement les leurs et ce motif est sensible d’un roman à l’autre. Bien que l’oubli soit perceptible à travers En famille et Mon cœur à l’étroit, le cas d’Isabelle, une femme qui a réussi financièrement et a créé sa propre université dans La Sorcière, en est le cas limite. Ainsi, quand Lucie s’entête à vouloir réconcilier ses parents divorcés, Isabelle lui déclare :

– Chez moi, plus personne n’a de parents ni d’enfants. Oublie tout cela, imite-moi donc. Est-ce que je te parle de Steve, ce petit boulet ? Tiens, je dois même faire un effort pour me rappeler son prénom. J’ai oublié son visage, pfuit, envolé ! (NDiaye, 2003, p. 143).

Isabelle est le symbole d’une réussite odieuse qui s’effectue au profit d’elle seule dans l’oubli total de sa famille. Si elle avoue avoir oublié son fils (Steve), nulle part elle fait mention de son mari qui ne revient plus dans sa conscience. Dans la logique des romans étudiés, on peut, comme l’a déjà observé Dominique Rabaté, conclure que : « La famille n’est plus qu’une terrible structure à produire dettes et névroses, culpabilités et désirs de fuite ou de meurtre » (Rabaté, 2008, p. 32).

Au-delà de l’aventure des personnages, les romans de Marie NDiaye questionnent la place de l’étranger en France. Cette interrogation est motivée par le fait que la société est raciste. Donc, la société est contre le métissage et la promotion de la diversité ethnique et culturelle. Ce passage, où Tante Colette reproche à Fanny d’avoir rejeté Georges en espérant épouser Eugène, en est une illustration : « Tu ne t’es pas inquiétée de notre désir, qui était de te voir demeuré avec Georges, où se trouvait ta place ; car à quoi bon mélanger ce qui s’oppose ? » (NDiaye, 2007 [1990], p.155). En conséquence, les personnages des romans ndiayïens mènent une vie de souffrance : ils souffrent de leur différence et connaissent un malaise constant résultant de leur inadaptation sociale. Parlant de leur étrangeté, Dominique Rabaté écrit : « L’étrangeté de ce rapport au monde est fondamentalement liée au décalage social persistant, à une impossibilité foncière d’appartenir à un monde stable sinon par imposture » (Rabaté, 2008, p. 13). Ce décalage, comme nous l’avons déjà mentionné, s’observe dans le fait que l’identité des personnages est déterminée par le regard de l’autre et ce dernier diffère de celle que les protagonistes aimeraient qu’on leur porte. C’est ainsi que les personnages sont en même temps dedans et dehors, inclus et exclus dans leur société. Ils sont en quête de leur identité mais celle-ci semble introuvable malgré leur effort à tout faire pour découvrir une vie qui leur conviendrait mieux. Leur aventure ressemble à celle des personnages des romans africains de la période postcoloniale qui rêvent toujours d’arriver en France (et surtout à Paris), qui est à leur avis un eldorado terrestre. En faisant une telle représentation de l’immigration, NDiaye dénonce le racisme et le sort des migrants en France et d’autres maux qui lui sont associés. Christiane Albert a déjà fait ce constat quand elle avance qu’« une représentation misérabiliste de l’immigration participe d’une dénonciation du racisme à l’égard des étrangers et des conditions de vie que les sociétés occidentales réservent aux […] immigrés et à leurs enfants […] » (Albert, 2005, p. 101). Chez NDiaye, le racisme, la xénophobie, l’injustice et le mépris de l’autre sont perceptibles, notamment dans la manière dont les titres de séjours, la nationalité et l’emploi sont accordés. En ce sens, dans En famille, le maire du village répond à Fanny qui lui demande le droit de s’y établir définitivement : « Il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir le devenir, certes non » (NDiaye, 2007 [1990], p. 226) tandis que dans Mon cœur à l’étroit, Lanton renouvelle facilement le titre de séjours de Nadia tout en rejetant les demandes des autres. Dans le même roman, Nadia est exclue de son école parce qu’elle est une étrangère. En dénonçant de telles attitudes, l’auteure plaide pour le changement des mentalités, la promotion de la diversité et la reconnaissance du droit à la différence. Cette dénonciation

contribue aussi à souligner la panne du modèle républicain d’intégration des immigrés issus des anciennes colonies dont beaucoup ne parviennent pas à s’intégrer malgré leur nationalité française. En cela, la nouvelle génération d’écrivains adopte la même posture que leurs aînés en prenant la parole au nom de ceux qui ne l’ont pas pour dénoncer leurs conditions de vie et l’exploitation qu’ils subissent (Albert, 2005, pp. 101–102).

À l’heure postmoderne, les mentalités de certaines gens doivent changer parce le monde, lui aussi, est en proie à beaucoup de changements qui affectent tous les secteurs de la vie. Pour cela, il serait aberrant qu’un peuple méprise un autre prétextant qu’il lui est inférieur. Tel est le message qui est donné au lecteur occidental.

Quant au lecteur francophone, il peut en tirer l’information que l’Occident n’est pas un paradis comme le prétendent certains personnages des romans africains. Quand la situation n’est pas au beau fixe, l’étranger devient le bouc émissaire et il est taxé d’en être l’auteur. Peu importe la manière dont l’étranger (le migrant) se comporte, les romans de NDiaye font état d’une impossible intégration effective dans la société de référence. Cette situation s’observe chez Fanny dont les résultats scolaires sont excellents mais sa tante ne l’estime pas, plutôt elle la décourage. Les passages qui suivent illustrent la non-reconnaissance des compétences de Fanny par Tante Colette : « Tu as écrasé, c’est le mot, mon Eugène par tes résultats scolaires. A quoi cela te servait-il ? A te rendre l’estime de ta famille ? C’est tout le contraire que nous exigeons de toi » (NDiaye, 2007 [1990], p. 154). Il en va de même pour Nadia qui, dans Mon cœur à l’étroit, n’est pas admirée dans son école où elle exerce depuis quinze ans bien qu’elle soit une enseignante patiente, fidèle et infatigable. Donc l’ailleurs n’est pas du tout repos car l’effort de l’étranger n’est pas valorisé. Il reste cet individu qu’« on ne peut pas recevoir mais qu’on ne peut plus renvoyer » (Sylla, 2013, p. 205). S’il faut chercher le salut, le refuge ou la tranquillité, il se trouve chez soi. C’est dans cette optique qu’après que Fanny, exclue définitivement de sa famille, est rejetée par le maire du village, se réfugie en marge de celui-ci alors que ce lieu est un hors lieu, un non-lieu. Par contre, pour Nadia qui avait quitté volontairement sa famille, elle y revient quand la vie tourne mal et ses parents l’accueillent chaleureusement comme pour le retour biblique de l’enfant prodigue.

L’univers mis en relief dans les romans ndiayïens est marginal. Il est peuplé de personnages dont les comportements remettent en cause la représentation traditionnelle de la famille. Cette institution, fragmentée et éclatée à cause de la diversité culturelle et identitaire de la société contemporaine, n’est plus un refuge pour ses sujets. Il est par contre un espace d’ennuis et de contradiction, un lieu où tout se négocie autour des intérêts personnels. Les relations se nouent et se dénouent chaque fois que le désir de l’un de ses membres n’est plus satisfait. Dans ce cas, l’autre cherche à créer de nouvelles relations qui lui permettraient de combler son manque. Avec un comportement pareil, la société perd ses repères, et cette perte peut s’observer dans plusieurs sociétés.

4. L’éclatement du genre : un roman protéiforme

La littérature est un phénomène mondial. En cela, elle peut être interprétée comme la représentation du monde. Pour cela, tout changement qui intervient dans la société se répercute sur la littérature de ladite société, à un moment donné de son histoire. C’est dans cette perspective qu’on pourrait expliquer pourquoi, après l’acquisition de l’indépendance des anciennes colonies françaises, les romanciers francophones ont adopté de nouvelles formes d’écriture. Ces romanciers adoptent une écriture que Jean-Marc Moura appelle l’« esthétique de la résistance » (Moura, 2013, p. 66). Celle-ci consiste en la transgression du modèle métropolitain devenu incapable d’exprimer l’identité des peuples en phase de changer leur destinée. Dès lors, les auteurs n’écrivent plus pour plaire au maître, mais dans l’objectif de

marquer une double et contradictoire filiation : avec la tradition littéraire française/ avec la terre d’où elle naît. Il fallait à l’écrivain simultanément se détacher d’un espace littéraire purement mondain tout en étant reconnu des lettrés qui appartenaient à ce milieu et avaient le pouvoir de consacrer ses écrits (Moura, 2013, p. 76).

C’est ainsi qu’ils optent pour de nouvelles techniques d’écriture qui n’ont rien à voir avec celles de leurs aînés. S’ils reprennent certains motifs développés par les écrivains de la période coloniale, ce n’est pas pour les imiter mais ils les adoptent et les adaptent dans un nouvel espace littéraire marqué par la transgression des formes scripturaires antérieures. Ces écrivains « affichent une ferme volonté de rompre avec les habitudes de leurs devanciers et avec l’écriture normée pour produire des œuvres originales » (Amangoua Atcha, 2014, p. 153). En conséquence, on assiste à la production, et cela d’une façon très remarquable, des œuvres dialogiques et polyphoniques. Le dialogisme et la polyphonie des œuvres littéraires se présentent sous plusieurs formes : « […] dialogue entre les cultures, mélanges des genres et des formes littéraires, connivence entre les arts et les médias, croisements de toutes ces pratiques littéraires, artistiques et médiatiques en des formes d’expression hétéroclites et variées » (Tro Dého, 2014, p. 11).

Les romans de Marie NDiaye juxtaposent les genres littéraires et les médias de natures différentes. Dans cette logique, le décloisonnement générique entraîne le brouillage des frontières entre les différents genres littéraires, et dans notre cas, il remet en cause la forme du roman classique. Le roman devient alors un carrefour où s’imbriquent les différentes formes d’expression artistique. Cette pratique d’écriture est une forme de contestation du modèle occidental comme la seule forme canonique. Ainsi chez NDiaye, le rejet de ce modèle, qui est marqué par l’hybridité générique, s’observe à deux niveaux : le décloisonnement des genres littéraires et des médias.

Au premier niveau, l’hybridité générique est marquée par l’intégration des codes narratifs du conte populaire ou merveilleux, de la tragédie grecque et du chant. En famille renvoie au conte populaire sous plusieurs formes. Même si quelquefois, ce qui se passe dans le roman fait allusion à ce qui se passe dans le monde réel, quelques indices romanesques permettent d’avancer que certains évènements de l’histoire se déroulent dans un univers structuré comme un monde merveilleux. Le temps de l’histoire et l’espace restent indéterminés tout au long de la trame narrative. La marque temporelle qui revient souvent est « autrefois » et celle-ci plonge le récit dans un temps indéterminé. Il en est de même de l’espace avec les marques comme « le village », « la ville » ou « la cité ». Dans ce roman, l’action progresse dans un mouvement circulaire où la protagoniste traverse beaucoup de lieux avec, chaque fois, une épreuve à surmonter. Mais, comme chaque obstacle est de taille, la fin est tragique. À côté des indices évoqués, d’autres éléments abolissent la frontière entre le réel et le surréel. Il s’agit notamment de la scène où Fanny, qui est morte dévorée par le chien de son cousin, réapparaît le visage modifié (NDiaye, 2007 [1990], p. 211). Cette introduction de la magie dans le récit s’observe également dans la dixième partie du roman intitulée « Printemps » (NDiaye, 2007 [1990], pp. 286–293). Dans cette partie, l’esprit de l’aïeule revient pour condamner Fanny de sa méconduite dans la famille et pour lui signifier qu’elle n’a aucun droit aux biens du village car la loi est muette pour des gens qui lui ressemblent. En pointant du doigt le fait que la loi est muette au sujet des étrangers, l’auteure plaide pour la révision de la loi afin de mettre en place des dispositifs juridiques qui protégeraient les étrangers. L’auteure fait également allusion au conte dans le rapport intertextuel qu’En famille entretient avec le conte merveilleux La Belle au bois dormant. Dans son errance, Fanny dit que l’origine de son malheur est que tante Léda n’a pas été invitée à l’occasion de sa naissance, comme on l’a fait pour tous les membres de sa famille. Il est possible de lire l’absence de Léda comme l’allusion à la treizième fée chez Charles Perrault, qui, n’ayant pas été invitée au baptême de la princesse, l’a maudite. On observe également l’intrusion du surnaturel dans Mon cœur à l’étroit. Ici, Ange est malade et est entretenu par Noget. Ce dernier est présenté comme un personnage diabolique dont Nadia dénonce la « stratégie d’ensorcellement » (NDiaye, 2007, p. 105) et dont elle porte un enfant diabolique. Cet enfant finira par sortir de son ventre, une nuit, sous la forme d’une anguille noire et visqueuse grâce à cette « semoule émiettée chaque matin par des doigts honnêtes » (NDiaye, 2007, p. 372) de sa mère.

Le mélanger des genres, dans les romans analysés, tient également au fait que leurs structures font allusion au texte théâtral. En effet, les protagonistes des romans de NDiaye font des aventures qui les rapprochent des personnages tragiques. Fanny et Nadia sont coupables d’une faute dont l’origine reste inconnue. Dans En famille, Tante Colette reproche à Fanny d’être une « anomalie » et de s’être « transformée en faute » (NDiaye, 2007 [1990], p. 153) sans pour autant préciser de quelle manière cette faute a été commise. Dans Mon cœur à l’étroit, réfléchissant sur les causes de sa culpabilité, Nadia pense qu’elles seraient dues à son orgueil, au reniement de sa famille et de son origine sociale. Pour les deux personnages, aucune faute claire ne vient expliquer le motif de leur culpabilité parce qu’en réalité, elles ne sont coupables de rien. Les parcours de Fanny et de Nadia les rapprochent de celui des personnages tragiques. Au début des romans, la situation sociale des deux personnages est stable. Elles sont en accord avec leur univers familial. Cependant, au fur et à mesure que les récits progressent de la situation initiale vers la situation finale, leurs situations sociales se détériorent pour aboutir à l’échec. De plus, En famille et Mon cœur à l’étroit sont des romans dialogués. Une partie de la narration est assurée par un narrateur principal qui, quelquefois, se présente comme un metteur en scène et cède la narration aux personnages qui échangent à travers le texte. Ainsi, dans la cinquième partie de En famille, le quatrième chapitre intitulé « Conversation avec Eugène » (NDiaye, 2007 [1990], pp. 171–173) peut en être une illustration. À l’exception d’un paragraphe où le narrateur décrit le cadre de cette conversation, le reste du chapitre est ponctué de questions de Fanny et de réponses d’Eugène. Mon cœur à l’étroit est également bâti sur la même structure dialogique. Dans ce dernier roman, les conversations téléphoniques viennent intensifier le caractère dialogique du texte. On les retrouve (pp. 113–121), (pp. 357–359), (p. 371), (pp. 374–375), etc., où les différents personnages prennent la parole pour échanger dans différents contextes.

Chez NDiaye, le croisement du genre romanesque et du genre théâtral est très manifeste d’un roman à un autre. À ce propos, il semble même que le débat sur la séparation des genres ne l’intéresse pas. En ce sens, elle a affirmé qu’elle avait commencé à écrire du théâtre sans vouloir en écrire ni savoir qu’elle en écrivait. Selon ses propos, en commençant à écrire une pièce de théâtre, il lui semblait qu’elle écrivait un roman court dont elle gardait les dialogues en supprimant les parties descriptives. Quant à la question de savoir si ce qu’elle écrivait était représentable, cela n’a jamais eu d’importance chez elle. Ainsi, elle conclut :

[…], autrement dit, les deux écritures, romanesque et théâtrale, ont signifié pour moi la même chose, à tel point que je considère pareillement importantes la lecture silencieuse des romans et celle des pièces : il faut que le texte de celles-ci résiste tout autant que le texte romanesque, quoi qu’on en fasse par la suite (Hennigfeld, 2013, p. 196).

Ailleurs, à la question d’un journaliste de savoir s’il existe chez elle une différence entre l’écriture théâtrale et l’écriture romanesque, elle répond :

Non, pas vraiment. Pour moi, c’est la même démarche, le même geste littéraire. Ce qui change, c’est la technique employée, et la forme, le style d’écriture. Mais je conçois une pièce comme un roman. J’en dessine le plan de la même façon et je rêve pareillement, très longtemps, autour des personnages avant de me mettre à écrire (Hennigfeld, 2013, p. 196).

Mon cœur à l’étroit est également ponctué des extraits du chant, ce qui rend perméable la frontière entre le roman classique et le roman de Marie NDiaye. Ces extraits se trouvent aux pages (337, 338, 339, 363, 364, 372, 375 et 378). Mis à part ce croisement de genres entre le roman et le chant, cette écriture soulève la question de ce qui relève du style oral et de l’écrit. Le roman est un genre qui relève de l’écrit par excellence tandis que le chant relève de l’oral. Cette écriture brouille également la distinction entre l’oral et l’écrit.

En juxtaposant les différents genres littéraires, Marie NDiaye rejette le modèle balzacien du roman classique linéaire et pratique une écriture libérée de toute contrainte esthétique. Les différents genres littéraires qui s’imbriquent au roman créent des discontinuités au niveau narratif et lui impriment une structure formelle difficile à décrire avec précision. Dès lors, le roman devient un produit artistique aux frontières perméables. Cette perméabilité peut s’expliquer par le fait que les auteur·e·s évoluent dans un environnement multiculturel, transculturel, multilingue et transnational et se traduit par l’écriture de l’ « hétérogénéité », du « métissage », du « mic mac », etc., comme stratégie scripturale des écrivains migrants. Dans le cadre des écrivains migrants comme Marie NDiaye, l’écriture de l’hybridité « relève d’un “rêve d’unité” voulant concilier des univers symboliques différents » (Moura, 2013, p. 147). Ce rêve trouve sa raison d’être dans le fait qu’avec des textes hybrides, la lecture unidirectionnelle est impossible parce que pour qu’elle soit efficace, il faut mobiliser des savoirs variés, c’est-à-dire qui proviennent de deux ou plusieurs cultures. Cette écriture est marquée par une « négociation permanente de l’œuvre entre ces deux scénographies qui fait des littératures francophones des littératures en mouvement, s’emparant incessamment des éléments de leurs modèles pour les faire jouer l’un contre l’autre ou l’un avec l’autre » (Mourra, 2013, p. 146).

L’hétérogénéité des romans de Marie NDiaye se lit également à travers la relation intermédiale qui les traverse. En ce sens, les romans étudiés alternent des textes et des images (ou des extraits qui font allusion aux images). Dans En famille comme dans Mon cœur à l’étroit, l’auteure fait allusion aux images et ne les intègre pas dans le corps du texte. Dans le premier roman, les allusions à l’image sont nombreuses, mais au lieu d’illustrer le texte, les images viennent pour compliquer la recherche de l’héroïne et génèrent l’incompréhension de la part de sa famille. C’est le cas, par exemple, de la photographie présentée par Fanny (p. 13), celle présentée par Tante Colette (p. 151), etc., et la photo présentée par Noget dans Mon cœur à l’étroit (p. 369). Si dans les deux romans, NDiaye n’insère pas des images dans le texte, elle le fait excessivement dans Autoportrait en vert.

Dans ce dernier roman, textes et images alternent de telle sorte qu’on pourrait parler de « roman-photo ». On les retrouve aux pages (8, 10, 16, 26, 31, 34, 38, 44, 47, 56, 62, 73, 83, 87, 92, 106 et 109). Comme dans En famille, les photos de ce roman sont intégrées dans le texte pour créer la confusion au niveau narratif et celui-ci a un lien avec les frontières du genre dont nous parlons. Cette confusion commence dès le titre du roman. L’autoportrait est un récit qui parle de l’auteur.e et celui/celle-ci doit être explicitement évoqué.e. Le nom de l’auteur·e qui est sur la couverture doit cadrer avec celui du personnage principal. Mais pour le cas de NDiaye, le lecteur / la lectrice est surpris.e de constater que le texte ne parle que « des femmes en vert ». Il ne s’agit pas d’un autoportrait au sens classique, car selon Cornelia Ruhe, ce titre « suggère que le texte met en relief de façon intermédiale une autre confession intime que celle à laquelle le lecteur s’attendait » (Ruhe, 2013, p. 19). De plus, Cornelia Ruhe montre que la confusion réside dans le fait que les photographies constituent deux séries différentes : la première est composée d’anciennes photos de famille que NDiaye a prises au hasard et la seconde comporte plusieurs photographies de la photographe Julie Ganzin. Toutes les photographies de ces deux séries, bien qu’intégrées dans le corps du texte, viennent créer le flou. Elles sont sombres et ne donnent aucune information permettant de comprendre le texte. S’exprimant sur ces deux séries, Cornelia Ruhe dit qu’« elles illustrent deux façons différentes de percevoir la réalité » (Ruhe, 2013, p. 20). Au niveau de la narration, le roman met en scène l’histoire des « femmes en vert » qui se démultiplient dans les différents microrécits et se métamorphosent en des copies reproductibles à l’infini. Ce processus de métamorphose pousse la narratrice du roman à douter de l’identité des « femmes en vert » évoquées dans le roman. Ici, il y a la fragmentation de la trame narrative générée par cette démultiplication et cette métamorphose qui se reproduisent sans cesse.

De ce qui précède, nous constatons que la manière dont l’histoire romanesque est racontée ressemble à la manière dont le récit est construit. Le flou est également perceptible au niveau du roman en tant que genre littéraire, du moment où il intègre allègrement les photos. L’alternance des photos et des récits remet en question la chronologie et l’unicité du roman, ce qui subvertit le modèle classique du roman balzacien. Dans Autoportrait en vert, la subversion de la forme classique du roman est également renforcée par le fait que pour tous les romans de NDiaye, aucune information n’est donnée sur la couverture ou sur la quatrième de couverture pour mentionner le genre auquel appartiennent les livres en question. Elle laisse au lecteur/ à la lectrice le plaisir de déterminer, après lecture, à quels genres littéraires appartient le texte lu.

En plus de la photo, les romans de NDiaye renferment la lettre et la carte postale. Même si ces deux médiums ne sont pas très fréquents, ils participent de la fragmentation des romans et créent le flou autour de liens entre les personnages. Échangées par les personnages, les lettres révèlent des liens étranges entre eux. Une lettre de la mère de Fanny lui ordonne de ne plus la considérer comme sa mère dans En famille tandis que celle de Ralph condamne énergiquement le comportement de sa mère avec des termes qu’un enfant respectueux n’aurait pas utilisés pour parler de celle-ci, dans Mon cœur à l’étroit. La carte postale donnée à Fanny par le domestique de son père est floue et ne donne aucune information quant au lieu où se trouve tante Léda. Elle complique plutôt sa quête.

En juxtaposant les genres littéraires et les médiums dans un même texte, l’auteure rompt avec les codes de l’esthétique classique qui reconnaissent l’autonomie ou l’indépendance d’un genre littéraire par rapport aux autres. Ainsi écrit-elle des textes aux frontières floues, qui se rangent difficilement dans les genres littéraires inspirés du modèle occidental. En procédant de la sorte, NDiaye dénonce le modèle d’unicité dans les formes d’écriture et de lecture. Si ce modèle a été efficace à un certain moment de l’histoire littéraire, il n’est plus opportun parce que nous sommes à l’ère de l’ouverture, de la diversité et de la mondialisation. En rompant avec les codes de l’esthétique classique, NDiaye participe au renouvellement du genre romanesque.

5. Conclusion

La réflexion réalisée permet d’affirmer que Marie NDiaye, en tant qu’auteure française, échappe à la classification traditionnelle qui s’effectuait en tenant compte du concept d’État-nation. Elle est uniquement française contrairement aux autres écrivains migrants qui sont « franco-quelque chose ». Son œuvre explore des thèmes, comme celui de la famille, qui mettent en scène des sujets en perte de repères. C’est notamment le cas des familles des romans étudiés qui montrent que cette institution légendaire n’est plus un refuge pour ses membres, mais une source d’ennuis. Cette représentation s’explique par le contexte de la globalisation ou de la mondialisation qui génère le métissage sous toutes ses formes. Dès lors, les concepts traditionnels ne sont plus capables de représenter les réalités du monde contemporain. Pour faire face à cette situation, il faut créer d’autres concepts susceptibles de traduire la réalité hétérogène de la période postmoderne. C’est dans cette logique que le roman ndiayïen échappe à la convention esthétique classique. Ainsi, « l’auteure refuse la parenté avec les moules des genres avérés et renonce à s’intégrer dans une grande et heureuse « famille » littéraire » (Bengsch et Ruhe, 2013, p. 11). Dans cet ordre d’idées :

[…], les chemins de Marie NDiaye ne sont pas ceux des autres et encore moins des grandes voies toutes tracées. Ni les genres littéraires, ni l’expectative du public, ni les lois du marché (littéraire) ne l’intéressent. Si l’on avait à caractériser l’œuvre de Marie NDiaye, la seule règle à laquelle elle se conforme est celle de la rupture délibérée avec les attentes, celle du refus de toute règle. Ses livres résistent aux compétences acquises par le lecteur pour comprendre les textes, ils le frustrent en lui soustrayant les certitudes qui lui paraissent évidentes. (Bengsch et Ruhe, 2013, p. 9).

En procédant de la sorte, NDiaye participe à l’écriture de la contestation des canaux esthétiques hérités du modèle occidental en brisant les frontières génériques. Ainsi, elle écrit des romans étranges qui échappent au classement dans la nomenclature générique classique. Ces romans entretiennent un rapport étroit avec le conte populaire ou merveilleux ; ils présentent la structure du texte théâtral, intègrent facilement le chant, l’image, la lettre, etc. Ce sont des textes hors normes, hors genres. En résumé, que ce soit au niveau thématique comme au niveau de la forme, l’écriture de l’auteure d’En famille défie les habitudes et rejette l’immuabilité des choses. Tout change sans cesse pourrait être sa devise. En conséquence, « la frontière n’est plus alors une structure linéaire qui tranche entre deux espaces mais un lieu de coexistence, de transfert et de mélange, bref de métissage » (Moura, 2013, p. 169).

Références bibliographiques
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Notes

[1]  Il s’agit d’un article en ligne non paginé.

[2]  Il s’agit d’un article en ligne non paginé.

[3]  Il s’agit d’un article en ligne non paginé.


Monsieur Pierre Nduwayo est né à Mwumba (Burundi) en 1979. Après ses études primaires et secondaires qu’il a effectuées avec succès dans son pays, il est entré à l’Université du Burundi, à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, d’où il est sorti Licencié en Langue et Littérature françaises, en 2008. Il a enseigné le français au Lycée de Tora avant d’être recruté comme Assistant à l’École Normale Supérieure du Burundi, en mars 2009. De septembre 2011 à septembre 2013, il est allé à l’Université Catholique de Louvain (Belgique) pour faire un master en Langues et Littératures françaises et romanes. En octobre 2013, Nduwayo Pierre a réintégré l’École Normale Supérieure et y a enseigné comme Maître assistant jusqu’en décembre 2015. Il est ensuite parti à l’Université Joseph Ki-Zerbo (Burkina Faso) pour préparer une thèse de doctorat qu’il a soutenue en littératures francophones en janvier 2020. Actuellement, Pierre Nduwayo est enseignant-chercheur à l’École Normale Supérieure du Burundi, au Département des Langues et Sciences Humaines, où il est Chargé de cours depuis février 2020. En plus, il enseigne à titre partiel des cours de littérature à l’Université du Burundi. Ses travaux de recherches portent essentiellement sur les nouvelles écritures africaines, la littérature de l’immigration, la littérature et les transferts culturels. Il est également membre du Centre de Recherche et d’Études en Lettres et Sciences Sociales (CRELS) attaché à l’École Normale Supérieure du Burundi. Il a déjà écrit sept articles.  


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