« Ce nord désorienté » : lecture géopoétique de Abdelaziz Kacem

« Ce nord désorienté » : lecture géopoétique de Abdelaziz Kacem

Jihane Tbini / Université de la Manouba / Tunisie

Cette lecture géopoétique de la poésie de Abdelaziz Kacem, poète tunisien bilingue s’appuie sur trois recueils, à savoir Le Frontal (1983), L’Hiver des Brûlures (1994) et Zajals (2014) et analyse la manière dont l’érudit tunisien dépasse les modèles topographiques classiques, incarnés entre autres par la cartographie, et s’emploie constamment à brouiller les coordonnées spatiales, en vue d’une neutralisation des polarités. Ce faisant, sa poésie a tôt fait d’instituer une nouvelle spatialité, hybride et mouvante.
Mots-clés : Kacem ; géopoétique ; espace ; cartographie ; géographie.

1. Introduction

« J’ai un faible très fort pour ceux qui viennent à moi » (Kacem, 2008, p. 282). C’est en ces termes que se confie Abdelaziz Kacem, militant des « deux rives » et chantre de la parenté reniée entre Orient et Occident.[1] Érudit parfaitement bilingue,[2] mais « plus qu’un subterfuge de langue » (Kacem, 2008, p. 282), Kacem est l’auteur de nombreux essais en arabe et français. Académicien de renom, directeur de la radio tunisienne sous Bourguiba,[3] il a de surcroît assumé de nombreuses fonctions ministérielles. Virulent pamphlétaire, il continue encore à houspiller la médiocratie et les fondamentalismes de tout bord.

Poète, il s’adonne à la poésie versifiée en arabe et en français. En 1983, paraît Le Frontal, recueil de sections hétéroclites et d’inspirations multiples :[4] « insoutenable céphalée de qui ne comprend pas la main mise de la prose sur le monde ; douleur chronique de qui ne sait s’accoutumer à la médiocrité » (El Gharbi, 1999). « Atavique migraine » à l’avant du crâne, supplice médiéval au cours duquel les bourreaux enserrent le front du supplicié pour lui arracher des aveux, hommage à Athéna, déesse de la sagesse et de l’antique métis, née du front de Zeus qui tient l’égide, à moins que ce ne soit une prière à Genius que l’on convoque en se grattant le front, Le Frontal raconte l’aventure poétique de Kacem.

Plus d’une décennie plus tard, verra le jour, en 1994, L’hiver des brûlures, recueil où s’élève la voix du poète par des « temps verbicides »,[5] soit

[…] au lendemain de la première guerre du Golfe, et donc à un moment qui a vu les intellectuels arabes s’interroger sur leur rapport à l’Orient, repenser leur identité culturelle et redéfinir leur relation à l’Occident à l’heure même où l’Europe unie travaillait à fermer ses frontières (Marzouki A., 2005, pp. 393-394)

C’est « sous les traits d’un René oriental » (Kacem, 2008, p. 285) comme il aime à se nommer, que le poète s’arrête parmi les décombres de Baghdad et de Cordoue, usant d’un motif classique de la poésie antéislamique, Al-wuqūf ʿalā al-aṭlāl, « la contemplation des ruines ».

Les textes de Zajals, paru en 2014, infusent une saveur andalouse.[6] Le wišāḥ ayant inspiré le muwaššaḥ, devenu le zajal andalous, est défini dans l’avant-dire : « collier, cordon, écharpe, ornement pour femmes enrichi de deux séries de pierreries disposées en sens opposé, l’une d’elles retournée vers l’autre » (Kacem, 2014, p. 14). Semblable à cette draperie, brodée et sertie des deux côtés, le poème est la belle promesse d’une rencontre. Zajals, où Kacem « fraternise avec Aragon » (El Gharbi, 1999), chante les vergers ombragés et les fontaines de marbre d’un Andalus où l’on voit « des pur sang » « à l’abreuvoir » (Kacem, 2014, p. 68) et des « beauté[s] au teint de pêche et de froment » (Kacem, 2014, p. 76).

Ces trois recueils,[7] outre l’intérêt sociopolitique éminemment critique qu’ils présentent, offrent un intérêt de nature géopoétique, dans ce sens où ils renvoient à une expérience de l’espace bien particulière. De fait, « l’émergence d’un paradigme spatial a mis en évidence des phénomènes, des dynamiques, des répartitions échappant à d’autres types d’appréhension » (Jacob, 2014, p. 43). La composante épistémique tributaire de la composante spatiale reflète une vision du monde, un type de rapport à l’Autre. En l’espèce, telle qu’elle apparaît dans les trois textes poétiques d’Abdelaziz Kacem, la référentialité toponymique ainsi que la teneur symbolique des mentions locatives, permettent d’isoler des modes caractéristiques de saisie de l’espace, autrement dit autant de manières de s’inscrire dans la géographie pour un sujet se réclamant d’une culture hybride. À propos du « paradigme spatial », Jacob affirme ce qui suit :

Ce courant théorique a permis la circulation de concepts et de modèles entre la géographie et les disciplines comme la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, la philosophie, les cultural studies, les colonial et post-colonial studies.

L’espace, le territoire, le lieu, la frontière, le centre, la périphérie, l’échelle, la carte, le réseau, le local et le global ont été utilisés comme des concepts opératoires, des métaphores heuristiques pour apporter un surplus d’intelligibilité à des phénomènes complexes et multidimensionnels. (Jacob, 2014, p. 43)

C’est ainsi que la topique identitaire sera interrogée à la lumière de données spatiales, opérant comme autant d’instruments « heuristiques » et montrant que le dispositif de localisation déployé en première instance débouche in fine sur un éclatement généralisé de tous les carcans.

Il sera question au premier chef de procéder à un dépouillement des nombreuses indications spatiales et de dégager les pourtours d’une topographie inspirée du modèle cartographique. Une fois relevées ces données, il s’agira de montrer que les repères sont mobiles, flottants, et tracent les linéaments de ce que Jean-Pierre Richard pourrait appeler « une géographie magique » (Richard, 1976, p. 19). L’errance spatiale allant de pair avec l’errance dans les dédales du vers, Kacem poétise le monde et spatialise le poème, ce qui conclurait à une nouvelle géographie où les pôles cessent de se faire front mais se rapprochent au point de se confondre.

2. Naviguer : le poète-marin

Si Kacem s’inspire à l’évidence des topoï du canon occidental, il puise de même dans la topique de la riḥlah, « voyage », à l’instar de ses prédécesseurs, grands navigateurs de l’ancienne tradition arabe. Lire la poésie d’Abdelaziz Kacem revient à feuilleter un atlas marin dont les références sont nautiques et dont le lexique emprunte, à la fois dénotativement et métaphoriquement, les clés de lecture du monde propre aux navigateurs. Chez Kacem en effet, le poète se fait navigateur et « à tous les ouragans » « [frotte] [son] chebec »[8] (Kacem, 2014, p. 28), concédant, dans le genre poétique, à une analogie antique, celle du poète et du marin. Le navire, « hétérotopie » foucaldienne, fonctionne comme « réserve d’imagination » (Foucault, 1984, p. 49) :

Le bateau, c’est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer et qui, de port en port, de bordée en bordée, de maison close en maison close, va jusqu’aux colonies chercher ce qu’elles recèlent de plus précieux en leurs jardins, vous comprenez pourquoi le bateau a été pour notre civilisation, depuis le xvie siècle jusqu’à nos jours, à la fois non seulement, bien sûr, le plus grand instrument de développement économique […], mais la plus grande réserve d’imagination. Le navire, c’est l’hétérotopie par excellence. Dans les civilisations sans bateaux les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires ». (Foucault, 1984, p. 49)

Gouvernant « un morceau flottant d’espace », le poète-marin fend les flots de son étrave et devient le héros de quelque odyssée maritime. C’est à cet effet que la configuration spatiale dans les textes retenus emprunte le moule cartographique, reprenant le tracé d’un véritable portulan, carte nautique dont se servent les premiers navigateurs et où figure une rose des vents. Zéphyr, aquilon et alizé soufflent sous la plume du poète et permettent de localiser les points cardinaux.[9] Le portulan suppose également la présence, le long du littoral, de points de reconnaissance auxquels les marins donnent le poétique nom d’« amers ». Phares, rochers, proéminences de tout genre figurent sur la carte et aident les marins à déterminer leur position. Le rocher de Gibraltar apparaît par exemple comme un repère fixe, et trône, magistral, aux portes de l’Atlantique : « Le vent expire à Gibraltar » (Kacem, 2014, p. 77), Colonnes d’Hercule où l’on situait, aux temps antiques, le bout du monde et la lisière des Enfers. « À l’heure où Gibraltar se dresse à contre-jour » (Kacem, 2014, p. 52), le navigateur voit au loin l’ombre du rocher et cingle résolument vers l’ouest. Le souci des repères est par ailleurs rendu par des vers comme :

Je commence à ne point vouloir
D’autres points à marquer
Que des points de repère. (Kacem, 1994, p. 59)

L’homonymie « point » (adverbe de négation) et « point » (figurant l’intersection de deux droites), à laquelle s’ajoutent les « points de repère » (éléments identifiables facilitant la localisation et le déplacement), apparentent la strophe à un plan sur lequel des croix sont cochés. Le dessin bidimensionnel de la carte dispose d’un avantage certain : la possibilité de manipuler l’échelle de la représentation, ce qui souligne le passage des repères locatifs vers des repères graphiques :

J’écris à tout hasard moins pour écrire
Que pour tracer des signes
De ralliement ou de reconnaissance
Je ponctue les repères. (Kacem, 1994, p. 60)

Le verbe « ponctuer », impliquant à la fois un signe de ponctuation et un plomb taillé en pointe, signifie également « apposer la marque finale », réduisant ainsi l’odyssée du poète à une série d’inscriptions sur un support.

Mais le « poète hauturier astreint au cabotage » (Kacem, 1994, p. 11) comme il aime à s’appeler, a tôt fait de prendre le large. En haute mer, les amers ne lui sont plus d’aucun secours et c’est aux astres désormais de servir de repères. « Le silence éternel [des] espaces infinis » (Pascal, 1904, p. 127) qui effrayait tant Pascal attire irrésistiblement le « poète hauturier », séduit par l’abîme sidéral et réinvestissant un autre stéréotype constitutif du poncif naval :

Ce sagittaire au nom de quelle ourse pourlèche
Son flair piste déjà ma branlante calèche

Le nez au vent, les yeux rivés au ciel, le poète consulte les astres et identifie les alignements d’étoiles. Le Sagittaire et l’Ourse, figures de la carte stellaire, transforment le ciel en un vaste terrain de chasse. En vertu d’un formidable retournement, c’est l’Archer qui semble suivre la piste du navigateur et non l’inverse. Les linéaments d’un mundus inversus se font jour :

[…] le départ m’allèche
Par des bains de novas et de silence pur
À croire avoir acquis quelques lopins d’azur. (Kacem, 2014, p. 33)

Le registre astral présente le firmament comme le reflet inversé de l’étendue marine. La liquidité contamine les hauteurs célestes où la brillance des « novas » convoque l’écume mousseuse du bain. Un autre transfert de substance intervient avec l’image des « lopins d’azur », dépeignant un ciel découpé en parcelles, à la manière d’un lotissement terrien. Se plaçant sous les auspices d’Uranie, le poète manie astrolabe et sextant, et pratique ce qu’il appelle « l’envolée zénithale » (Kacem, 2014, p. 26). Dressant sa table d’azimut,[10] il calcule les coordonnées astronomiques et la trajectoire des astres. Ce faisant, il décolle et s’approprie le ciel.

Ainsi, dans son périple maritime, le poète-voyageur use d’une description géopoétique dynamique qui relègue aux oubliettes la posture spectatoriale reposant sur un état de « sous-motricité et de sur-perception » (Metz, 1975, p. 35), et c’est dans ce sens que l’atlas sacrifie au souci périégétique et devient guide de voyage.

3. Toucher terre : errance et relais tellurique

Quoi qu’il en soit, et ainsi que l’avait chanté Homère, la mer demeure veuve de toute route. Le motif de l’égarement revient à plusieurs reprises, rappelant l’errance méditerranéenne d’Ulysse. À cet effet, la figure de Thésée convoque le dédale aux milles détours et trahit les références mythologiques de prédilection de Kacem. Semblable au prophète de Gibran, le poète « [perd] [son] chemin d’Orphalèse » « entre sable et écume » (Kacem, 2014, p. 36), et la récurrence de cette image invite à reconsidérer l’issue de tout périple. L’expression « perdre le nord » revient, lancinante, dans les poèmes de Kacem avisant que l’orientation n’est pas chose aisée :

La plume au vent rechigne à l’aquilon
Que le Sud rêve à en perdre le Nord. (Kacem, 1994, p. 75)

Remotivant l’expression idiomatique « jeter le plume au vent », qui signifie « s’en remettre au hasard », le poète fait valoir le rôle dévolu aux aléas. Étant donné que l’aquilon est un vent froid et orageux qui souffle en provenance du nord, les deux mots à la rime inclinent vers le Nord, comme l’aiguille sur le cadran d’un compas. Dans le même sillage, la strophe suivante présente un chiasme où la mention du « Nord » figure  de part et d’autre de la conjonction « et », d’abord précédée par « Orient qui perd » puis suivi par un dérivé sémantiquement équivalent, à savoir « désorienté », doté d’un préfixe privatif marquant le changement aléatoire de cap :

Et la mémoire endort le regret qui la mord
Au tréfonds d’un Levant rivé à ses annales
De cet Orient qui perd le Nord et de ce Nord
DésORIENTé[11] j’écris ce vain journal de bord. (Kacem, 2014, p. 35)

La matrice phonétique [ɔʀ] assure la cohésion de la strophe et propage l’initiale d’« Orient » comme un écho entêtant. Géographique ou magnétique, le nord reste le point cardinal de référence.

Perdre le nord revient à se perdre tout court. Cependant, il fut un temps, où, pour des raisons religieuses, l’est faisait office de nord : L’est, là où le soleil se lève, d’où la lumière de la foi vient éclairer le monde (La Mecque ou Jérusalem par exemple selon le principe de al-qiblah, « direction vers laquelle se tourne le fidèle musulman pour sa prière »). Si l’orient est tenu pour sacré, « désorienter » pourrait signifier une forme de désacralisation. Le nord désorienté est un nord vacillant, démystifié, redevenu profane. Si, de surcroît, et selon sa racine germanique, « nord » venait à signifier « ce qui est situé à gauche »,[12] l’on se trouve irrémédiablement perdu. Pareillement, et selon la même logique de brouillage, les « vents furieux » (Kacem, 1994, p. 61) s’élancent à leur gré, semblables à ceux qui s’échappent de l’outre d’Éole. Aussi un fragment de Zajals dépeint-il un naufragé, écartelé entre Orient et Occident :

Les alizés me font échouer à l’Ouest
C’est ici que je pense or mon être est à l’Est. (Kacem, 2014, p. 34)

Arborant une lettre capitale, l’Ouest devient l’oméga vers lequel tend l’alpha des « alizés ». Quant à l’embrayeur « ici », il demande à être requalifié, en vertu d’un hic et nunc constamment renouvelé. Le poète dévie du cap souhaité et ses désirs se dispersent aux quatre vents. Il se découvre littéralement à l’ouest. Il évoque par ailleurs l’heure bénie où, dit-il, « du sud nostalgique anordit le zéphyr » (Kacem, 2014, p. 58) : La vitalité lexicale déployée par le poète multiplie les caps intermédiaires et la rose des vents s’affole telle une girouette, devient réticule. Boussole et compas se détraquent : l’heure est venue de rebattre les cartes.

Face à cette déroute, ce que Kacem appelle « les noms salvateurs de la terre » (Kacem, 1983, p. 18) offrent un socle rassurant. « Quel beau mot que terrir » (Kacem, 1994, p. 61), lit-on encore dans un poème de L’Hiver des brûlures. À l’instar des tortues qui regagnent le rivage pour la ponte, le poète remet pied à terre et tourne le dos à l’estran. Certains vers de Kacem ont même les inflexions d’une prière païenne, adressée à Gaïa, la divinité primordiale :

Je chois et c’est mon choix
Gaïa reconnais-tu ton œdipien enfant. (Kacem, 1994, p. 61)

Le motif de la chute, dupliqué par l’homophonie avec « choix » et adjoint à la boiterie du Grec aux chevilles enflées, infère un équilibre précaire, un maintien instable, comme si le poète, rompu aux oscillations de la houle, continuait à tanguer sur la terre ferme. La transition quelque peu laborieuse entre l’eau et la terre transparaît également à partir du questionnement suivant :

Gaïa pourquoi la grève
Est-elle hostile à mes micas. (Kacem, 2014, p. 69)

L’émiettement du mica, rendu par le jeu paronymique des labiales, [me] / [mi], répond au redoublement des gutturales initiales de « Gaïa » et « grève » et reproduit la même démarche hésitante. À la lisière de l’eau, la grève contamine de sa friabilité les cristaux du voyageur échoué. Et quand le poète clame « rebranche-moi à ton nourricier ombilic » (Kacem, 2014, p. 27), le vers caresse comme un rêve d’omphalos, nombril du monde (que les Anciens situaient à Delphes). Le besoin de se raccorder au centre dicte une plongée verticale, mille lieues sous terre :

Est-ce leur demander la lune
Que de les exhorter à arborer la terre
Que de mémoire d’homme
On n’a jamais creusé jusqu’au nifé. (Kacem, 1994, p. 21)

Dans ces vers, l’image du nifé, noyau de la terre,[13] invite à une exploration géologique.[14] L’appréhension de l’espace dépasse désormais les reliefs apparents et ne se fait plus dans une perspective horizontale, mais, invoque, comme pour l’élément marin, des réalités invisibles.

D’autre part, embrassant toute l’étendue de la terre, le poète s’improvise arpenteur et réinstitue le mouvement comme mode privilégié de saisie de l’espace. Chaque empan marqué, enregistré, comme au moyen de cordeaux et de mires, appose la mesure du sol arpenté, et le poète d’élaborer un « cadastre personnel » (Richard, 1979, p. 8). « Arpenteur taciturne au plus près du parloir » (Kacem, 2014, p. 43), il montre que la marche se substitue à la parole et que le corps redevient la mesure de l’espace. Dans un autre poème de Zajals, il reprend l’image de l’arpentage en vue de décrire l’expérience amoureuse en termes spatiaux :

Ce cœur que ton amour arpente à contre-fil
S’essouffle à peaufiner l’atlas de ta planète. (Kacem, 2014, p. 48)

Spatialisé, le cœur du poète amoureux est aux prises avec une double pulsation, dilatation/resserrement. Hissant l’être aimé au rang de « planète », il rend vaine toute tentative de quadrillage, et c’est au verbe poétique de suppléer à cette incapacité :

J’enjamberai le cours fluvial des cycles
Martelant à pas lourds les berges de l’absence. (Kacem, 1983, p. 16)

L’arpentage a partie liée avec l’écriture poétique : enjambée et enjambement se confondent et le poète-arpenteur bat la mesure du vers d’un martèlement de pas. Comme la métaphore de l’enjambement signifie en prime un cap à franchir, un obstacle à dépasser, le niveau descriptif premier de l’errance spatiale glisse vers une errance poétique.

Le rapport à la terre prend par ailleurs la forme d’une antique pratique divinatoire : la géomancie. C’est à un voyage initiatique, à une envolée vers l’oracle que s’apparente désormais la quête du poète, d’autant que « Delphes ne répond plus » (Kacem, 1983, p. 31). Devant le mutisme de la voix pythique, il propose une alternative : « Bricolons ces terrestres désirs (Kacem, 1983, p. 31). Dans la même veine, les vers suivants, aux accents de Memento homo,[15] mêlent la chair de l’homme à la poussière du sol :

Mais je suis trop mêlé à la géomancie
Pour abjurer ma compacte poussière. (Kacem, 1994, p. 30)

Pratiquant ce que les Arabes appellent ẖaṭṭ ar-ram ouʿilm ar-raml (littéralement « l’écriture du sable » ou « la science du sable), ce prophète des sables disperse cauris et cailloux, déchiffre les plateaux mantiques qui s’offrent à sa vue. Pour les Anciens, les pratiques divinatoires se répartissent en deux catégories : « une divination d’ordre technique » et « une divination d’ordre divin ». La première est « artificielle » et « conjecturale », alors que la seconde est « naturelle » et « inspirée » (Calame, 2017, p. 405), et c’est le premier dispositif qui est convoqué par la géomancie. La rocaille jetée au hasard appelle une nouvelle herméneutique et le poète-devin de scruter les figures tracées sur le sable. Confronté à des signes de plus en plus opaques, il se doit d’accéder à une forme d’extralucidité, voire à un autre niveau de l’Être. Poète éminemment classicisant, Kacem reprend à son compte une liste de lieux communs du voyage et du rapport à la mer et à la terre, et il adopte en conséquence une grille de lecture poétique du monde, bien commode certes, mais dialoguant avec le lecteur et sollicitant sa compétence encyclopédique.

4. Pour une nouvelle cartographie

Outre la combinaison de l’imaginaire tellurique avec le poncif marin, présent à travers ses attributs les plus canoniques ou subissant quelque subversion, il ressort des recueils étudiés que Kacem plaide en faveur d’une cartographie qui redessinerait les territoires et gommerait les frontières. Reprenant dans un premier temps les codes du genre viatique, l’homo viator (Marcel, 1998) de Kacem, les subvertit, leur impose sa propre forma mentis. Ainsi que l’affirme El Gharbi :

[…] le monde n’est pas à refaire autant qu’à redire, autant qu’à reformuler. Ce par quoi le poète commence, c’est une réorganisation de l’espace, une refonte de la géographie qui le conduit à renier les frontières. Infatigable voyageur, A. Kacem ne va pas d’une rive de la Méditerranée à une autre. Il voyage dans une sphère culturelle qui est sienne qu’il s’agisse de l’Espagne, de la Grèce, de la France ou du sud de la Méditerranée. (El Gharbi, 1999)

Dans cette séquence saturée en itératifs, El Gharbi met en évidence l’intention de réfection et de renouvellement qui est celle de Kacem. Le poète dit « Bonsoir » au « Ponant hostile à tout ce qui se lève » (Kacem, 1994, p. 62), condamne « les orthodoxies du dedans » (Debray, 2011, p. 57). Il s’indigne contre ceux qui « ont de crocs hérissé les frontières » (Kacem, 1994, p. 58)[16] et se veut passeur, « faiseur de ponts ». C’est aussi en tant que pontifex qu’il « en arrive à abolir toute frontière / Entre fléau de la balance et Attila (Kacem, 1994, p. 80). Ordre et désordre ne sont plus antonymes, et, en vertu d’un ordre nouveau, voici qu’Attila passe et que nul ne trépasse. Cette heureuse « ambivalence » (Kacem, 1994, p. 62) dont le pendant stylistique serait le palindrome[17] se trouve par ailleurs cristallisée par la figure de Janus, dieu bifron du panthéon romain, « seul des êtres du ciel » à voir « ce qui est dans [son] dos (a tergo) et devant lui (ante) » :[18]

Janus se fourvoyant je joue à face ou face
À l’heure où l’on n’a plus qu’un revers pour avers. (Kacem, 1994, p. 62)

Le côté « pile » n’a plus lieu d’être et la monnaie tournoyante tombe invariablement côté face. De même, l’envers et l’endroit sont suturés en un pan unique. Cet autre extrait de Zajals multiplie les constructions symétriques et le balancement binaire, et cette réversibilité n’est pas sans évoquer le wicheh, châle andalou dont la double face présente quelque affinité avec la figure biforme :

Point l’hiver ne s’enquiert du gel des januales
Je regarde que vois-je à droite et à bâbord
Ma biface effigie flotte aux vents aux rafales
Et le mal se dédouble aux facultés duales. (Kacem, 2014, p. 35)

L’attention portée aux « qualités duales » pourrait découler du désir de transposer en français la personne grammaticale du duel, caractéristique de l’idiome arabe et absente du paradigme morphologique occidental. Au sujet de cette propension au réordonnancement, les propos d’El Gharbi articulent espace et identité, tout en neutralisant les oppositions attendues :

Si l’écriture de A. Kacem affectionne les constructions dont le principe est l’interversion c’est que pour lui, identité et altérité ne sont pas synonymes de singularité irréductible. L’autre est aussi le même. Tout est affaire de distribution. Dans cette Méditerranée, que les hommes ont de tout temps écumée, l’autre n’est autre que parce qu’il est là. S’il était ici, il ne le serait plus. (El Gharbi, 1999)

Janus se joue des coordonnées de l’espace et du temps, « Portier de la cour céleste, [il] surveille à la fois les régions de l’Aurore et les régions d’Hespérie »[19] (Amilhat Szary, 2013, p. 230). Alors que

le regard humain est limité à 180° d’amplitude, il suffit d’adosser deux regards pour obtenir un cercle. Le relais « capital » [de caput], une seule nuque surmontée de deux faces, résout et pose la question de la gémellité, de la complémentarité, du deux en un, qui peut « faire face » à tout. (Amilhat Szary, 2013, p. 230).

Des constructions mixtes voient le jour sous la plume de Kacem, et ce mouvement d’hybridation semble culminer dans le référent andalou,[20] dépeignant les terres mauresques d’Ibérie et montrant que l’âge d’or inauguré par le prospère califat de Cordoue continue de hanter l’imaginaire arabo-musulman moderne. À ce propos, un détail topographique revêt une importance singulière et atteste de la dérive du factuel vers le fantasme et le contrefactuel. La grande mosquée de Cordoue figure en bonne place parmi les sites hispanisants promus par le poète. À l’origine, un temple dédié à Janus avait été érigé en Andalousie, du temps où Cordoue était une province romaine. Ensuite, sur le site même du temple a été érigée une église paléochrétienne puis une mosquée, elle-même transformée en cathédrale. Ce qui est à souligner c’est que la construction de la mosquée use de spolia (appelés aussi « remplois » ou « réemplois »), c’est-à-dire de matériaux en provenance d’anciens sites (par exemple des chapiteaux et des colonnes de marbre, provenant des sites antérieurs, ont été utilisés comme matériau de construction pour le nouvel édifice). Tout cela pour dire que le poème devient l’émule du spolium aux multiples usages et que la grande mosquée de Cordoue est à l’image du syncrétisme prôné par l’auteur, syncrétisme à la fois religieux, culturel et linguistique. Quand le poète entonne un ubi sunt, parfaitement césuré à l’hémistiche : « mais où sont les Cordoue qu’on avait en partage » (Kacem, 2014, p. 68), il reprend le topos de l’ubi sunt et s’inscrit dans le lignage de son « frère de lai » (Kacem, 2008, p. 286) François Villon et de ses célèbres ballades. L’homophonie « lait » / « lai » livre une forme de consanguinité poétique entre le visionnaire des « frères humains »[21] et le chantre moderne de l’Andalousie. Précisant que « c’est la poésie andalouse qui [l]’a renvoyé à la littérature médiévale » (Kacem, 2008, p. 286), Kacem tisse des passerelles entre deux aires géographiques et civilisationnelles. Soufflant cet alexandrin, poignant d’humanité : « Aucune saignée n’a pu me vider de l’autre » (Kacem, 1983, p. 34), il montre l’alter incorporé, organiquement assimilé.

5. Conclusion

Avec le spatial turn, concept initié par le géographe Soja (Soja, 1989, 4ème de couverture), qui invite à adopter la grille spatiale comme outil privilégié de conceptualisation, la littérature, et a fortiori, la poésie dite « hodéporique » (Monga, 2003), décline l’expérience du sujet selon des modalités spatiales.

Chez Abdelaziz Kacem, le poncif canonique du voyage, qu’il soit maritime ou terrestre, remet au goût du jour quelque « fort / da » à grande échelle.[22] Les motifs permettant la localisation et le repérage obéissent à un souci taxinomique et lèvent le plan d’un territoire balisé. Mais ce dispositif d’appropriation encourt l’inévitable réforme du cadastre : Dans Le FrontalL’Hiver des brûlures et Zajals, les repères ne sont plus fixes et les cartes sont redistribuées, favorisant les croisements de tout genre, dont l’une des réalisations les plus abouties demeure l’utopie andalouse.

« Migrant que le Nord désORIENTa » (Kacem, 1994, p. 63), Kacem propose une géographie à rebours des clivages taillés à la hache (terre/mer, ici/là, bas/haut, idem/ipse, Orient/Occident). Ainsi que l’affirme Nancy, « l’Occident ne serait au final qu’un accident » (Nancy, 2016).[23] Faisant fi des frontières, fustigeant « les tenants d’un humanisme myope » (White, 1994, p. 37), le voyageur érudit se veut « restaurateur des châteaux en Espagne » (Kacem, 1994, p. 45), poète de la traversée, et ce n’est pas sans raison si ʿabbara (exprimer) suppose ʿabara (traverser), avec en prime la duplication de la consonne. Le poète pourrait joindre sa voix à celle de Régis Debray s’écriant : « À nous le bris de clôture ! » (Debray, 2011, p. 13),[24] et battant pavillon à l’effigie de Janus, il réconcilie les contraires. Levant et Ponant cessent de s’opposer, et la « présence écartelée / au-dessus d’un ravin irréductible » (Kacem, 1994, p. 62) se résout enfin en une harmonieuse synthèse.

Références bibliographiques
  • Debray, Régis. (2011). Du bon usage des catastrophes. Éditions Gallimard.
  • Foucault, Michel. (1984). Des espaces autres [Conférence au Cercle d’Études Architecturales, 14 mars 1967]. Architecture, Mouvement, Continuité, (5), 46–49.
  • Kacem, Abdelaziz. (1983). Le Frontal [préf. Pierre Emmanuel]. Maison tunisienne de l’édition.
  • Kacem, Abdelaziz. (1994). L’hiver des brûlures. Cérès Éditions. 
  • Kacem, Abdelaziz. (2002). Culture arabe/culture française, la parenté reniée. L’Harmattan.
  • Kacem, Abdelaziz. (2014). Zajals. Riveneuve Éditions.
  • Kassab-Charfi, Samia et Khedher, Adel. (2019). Un siècle de littérature en Tunisie : 1900-2017. Honoré Champion.
  • Marcel, Gabriel. (1998). Homo viatorProlégomènes à une métaphysique de l’espérance. Association Présence Gabriel Marcel.
  • Marzouki, Afifa. (2005). L’Hiver des brûlures de Abdelaziz Kacem ou l’écrivain dans « Les Temps verbicides ». Cahiers de l’Association internationale des études françaises, (57), 393–401. https://doi.org/10.3406/caief.2005.1588
  • Marzouki, Samir. (2008). Traitement de la monstruosité dans la poésie tunisienne de langue française : Nos Ancêtres les bédouins de Salah Garmadi et L’hiver des brûlures de Abdelaziz Kacem. Monstres. Ponti/Ponts. Langues littératures civilisations des Pays Francophones, (8), 21–32.
  • Monga, Luigi. (2003). The Unavoidable «Snare of Narrative»: Fiction and Creativity in Hodoeporics. Annali d’Italianistica21, 7–45. http://www.jstor.org/stable/24009852
  • Nancy, Jean-Luc. (2016). L’occident est-il un accident ?. In Christian Doumet et Michaël Ferrier (Dir.). Penser avec Fukushima. Cécile Defaut (Editions). https://lesordesor.hypotheses.org/815
  • Pascal, Blaise (1904). Pensées, Tome II [Introduction et notes par Léon Brunschvicg]. Librairie Hachette et Cie.
  • Richard, Jean-Pierre. (1976). Poésie et profondeur [1955]. Éditions du Seuil.
  • Richard, Jean-Pierre. (1979). Microlectures. Éditions du Seuil.
  • Soja, Edward. (1989). Postmodern Geographies : The Reassertion of Space in Social Theory. Verso.
  • White, Kenneth. (1994). Le Plateau de l’albatros. Introduction à la géopoétique. Éditions Grasset et Fasquelle.

Notes

[1] À son actif de nombreux essais sur les différentes formes d’hybridation culturelle : Culture arabe/culture française, la parenté reniée, L’Harmattan, 2002 ; Science et conscience des mots : poétique d’Orient et d’Occident, Tunis, Cérès Éditions, 1994 ; L’Occident et nous et vice-versa [préface de Chedli Klibi, postface de Pierre Hunt], Paris, L’Harmattan, 2016.

[2] En 1998, il remporte le prix du rayonnement de la langue et de la littérature françaises.

[3] Kacem revient sur ces années à la tête de la radio tunisienne dans Būrqībah, al-mustami‘ al-akbar [Bourguiba, l’auditeur suprême], Éditions Cérès, 2023.

[4]Le Frontal est le seul recueil de Kacem à figurer dans l’anthologie de Samia Kassab-Charfi et d’Adel Khedher, parue en 2019 et intitulée Un siècle de littérature en Tunisie : 1900-2017.

[5] Afifa Marzouki inscrit ce texte dans le contexte trouble de l’époque dans « L’Hiver des brûlures de Abdelaziz Kacem ou l’écrivain dans “Les Temps verbicides” » (Marzouki, 2005).

[6]Al-Andalus, vestiges d’une utopie, Paris, Riveneuve édition. En 1986, Kacem est lauréat du Prix Ibn Zaydun, décerné par l’Institut hispano-arabe de culture.

[7]Quatrains en déshérence : poèmes, Tunis, Leaders, 2021, inspiré des Rubayats d’Omar Khayyâm (1050-1123). Ce recueil ne sera pas inclus dans le corpus de cette étude.

[8] « Chebec » est une translittération du mot arabe équivalent.

[9] Un autre mode de localisation, égocentré, définit l’espace par rapport au sujet, comme c’est le cas pour les mentions « dextre » et « senestre », alors que les termes « tribord » et « bâbord » supposent une localisation par rapport à d’autres entités (l’embarcation).

[10] L’étymologie arabe d’« azimut » signifie « chemin au-dessus de la tête ».

[11] Le recours aux majuscules est l’œuvre de l’auteur lui-même.

[12] Sans doute en référence à ce qui se situerait à gauche du soleil levant.

[13] Ce que les géologues appellent la barysphère.

[14] Afifa Marzouki analyse les différentes polarités spatiales dans son étude de L’Hiver des brûlures (Marzouki, 2005).

[15]Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris.

[16] Samir Marzouki s’attarde sur cette image dans son étude sur les monstres d’Abdelaziz Kacem (Marzouki, 2008).

[17] Jalel El Gharbi affirme qu’il est bien un palindrome abhorré par le poète, « ICI » : « Abdelaziz Kacem : Les brûlures du frontal » (El Gharbi, 1999).

[18] Termes d’Ovide au début de son calendrier des Fastes. En évoquant ses « nuits d’albâtre », le poète ne compose-t-il pas lui-aussi ses Fastes ? « nuits d’albâtre » signifierait nuits blanches, sans sommeil, mais aussi al-layālī al-bī, période du calendrier agricole, auquel se réfèrent paysans et travailleurs de la terre, ce qui n’est pas sans rappeler certaines références occidentales à l’instar des jours alcyoniens, succédant au solstice d’hiver.

[19] Repère relatif, l’Hespérie renvoie chez les Anciens à la contrée située à l’ouest : L’Italie pour les Grecs, L’Ibérie pour le peuple d’Italie. 

[20] Kacem s’intéresse notamment à « l’influence de la poésie arabo-andalouse sur la lyrique occitane » (Kacem, 2008, p. 287).

[21] Incipit de la Ballade des pendus de François Villon.

[22] En référence au jeu de la bobine analysé par Freud, figurant alternativement la présence et l’absence de la mère et l’angoisse que l’éloignement maternel suscite chez l’enfant.

[23] Jean-Luc Nancy souligne la parenté étymologique entre « occident » et « accident », à savoir « cadere » (Nancy, 2016). 

[24]  Kacem parle, quant à lui, des « haies les plus haïes » !


Jihane Tbini est une ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure de Tunis, agrégée en langue et littérature françaises. Elle est l’auteure d’une thèse intitulée « Poétique de la définition dans l’œuvre de Michel Tournier ». Elle est actuellement maître-assistante à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba (Tunisie) et membre du laboratoire Analyse Textuelle, Traduction et Communication (ATTC). 

Ses recherches postdoctorales portent sur la littérature du XIXème, et elle a déjà publié des articles sur Flaubert, Maupassant et Michelet. Elle s’intéresse également à la littérature francophone et aux approches écopoétique et géopoétique.

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