L’aphorisme, une écriture transgressive, ou l’image de la femme dans Seuls comptent pour moi les êtres qui font preuve d’intempérance avec le ciel de Abdelmajid Benjelloun

L’aphorisme, une écriture transgressive, ou l’image de la femme dans Seuls comptent pour moi les êtres qui font preuve d’intempérance avec le ciel de Abdelmajid Benjelloun

Mohammed Khouiled / Université Chouaib Doukkali / Maroc

Abdelaziz Elmahi / Université Chouaib Doukkali / Maroc

A. Benjelloun est un écrivain, poète-aphoriste et historien marocain d’expression française, spécialiste de l’histoire du nord du Maroc. Il est membre-fondateur de la Maison de la poésie du Maroc. Nous allons étudier, dans le présent, la thématique de la femme, à entendre la représentation de la femme, via les aphorismes de ce poète marocain, en vue de déceler la portée sémantique et philosophique de sa pensée et la teneur transgressive de sa réflexion et de son expression. Mais, quand on parle d’un poète-aphoriste, la quête du sens et de l’esthétique s’avère une aventure, essentiellement, interdisciplinaire, fructueuse et plaisante. Nous essaierons de trouver de quelle baguette subversive cet aphoriste marocain a su représenter voire recréer l’image de la femme. Son acception poétique et philosophique, en plus de son art expressif ou stylistique seront des éléments à étudier dans le but de mettre en lumière ce moyen de l’expression littéraire qu’est l’aphorisme et l’écriture brève.
Mots clés : A. Benjelloun ; analyse thématique / thème ; aphorisme ; transgression ; femme

1. Introduction

Depuis son avènement, avec la colonisation, durant le processus de libération nationale et également après l’indépendance jusqu’à nos jours, la littérature maghrébine d’expression française a passé par divers états de création et de consécration. Plusieurs figures emblématiques de ce courant littéraire et esthétique ont gravé leurs empreintes localement et dans le monde entier.

A. Benjelloun est un écrivain, poète-aphoriste et historien marocain d’expression française, né le 17 novembre 1944, spécialiste de l’histoire du nord du Maroc. Il est membre-fondateur de la Maison de la poésie du Maroc et Docteur d’État en droit public de l’Université de Casablanca depuis 1983. Il a été enseignant à la Faculté de Droit de Rabat de 1976 jusqu’en août 2005, ayant pris alors une retraite anticipée. Il a été élu, le 9 juillet 2009, Président du Centre marocain du PEN INTERNATIONAL, en remplacement d’Abdelkebir Khatibi. Il a été réélu, le 24 mai 2011, au même poste audit Centre. Il a remporté, en 2010, à Beyrouth, le Prix littéraire international ‘Naji Naaman’. Le 17 décembre 2013, il démissionne de son poste de Président de ce centre.

Nous allons étudier, dans le présent article, la thématique de la femme via les aphorismes de ce poète marocain, en vue de parvenir à une synthèse de la portée sémantique de sa pensée, la teneur transgressive de sa réflexion et de son expression. Ce thème est un motif de prédilection qui instigue, depuis la nuit des temps, les hommes de littérature, y compris, les poètes. Nous allons trouver de quelle baguette subversive notre aphoriste marocain a su représenter voire recréer l’image de la femme.

Dans la même visée, nous allons essayer d’éclairer, non seulement l’habileté et le savoir-faire stylistique de notre poète-aphoriste, mais aussi décortiquer ses aphorismes en vue de dégager leur renouveau transgressif et leur aptitude de dépassement des limites dans le domaine de la poésie, en particulier, la poésie en prose.

Les aphorismes de Abdelmajid Benjelloun appartiennent à son recueil « Seuls comptent pour moi les êtres qui font preuve d’intempérance avec le ciel » (Rabat, le 22 Mars 1989). Ce recueil de poésie prosaïque, à base d’aphorismes, qui s’articule autour de deux thématiques majeures : la vie/la mort et tout ce qui s’y rattache, se compose de six ensembles  : « Qui tire sur les bretelles de ma respiration ? », « Une mouette réveillée d’une tempête », « Murmure vivrier, préfacé par Salah Stétié », « Les sept cieux apparents du mot », « Dogme et friandise ou pulsion de sourire » et « La flûte des origines ou la danse taciturne ». Ce recueil d’aphorismes poétiques se compose d’environ 2300 aphorismes, parmi lesquels, il existe 300 aphorismes en rapport évident avec la thématique de la femme. Ce thème est disséminé partout dans les six ensembles lesquels parlent de Dieu, de l’homme, de la vie et la mort, de la nature, la religion, …

2. Cadre méthodologique

2.1. L’analyse thématique

Pour mener à terme cette étude sur la femme par le biais des aphorismes de A. Benjelloun, nous sommes appelés à parler, de prime abord, de la méthodologie que nous avons adopté à ce sujet. Après une lecture méditative du recueil des aphorismes de notre poète marocain, nous avons remarqué la grande capacité de ce moyen d’expression littéraire à extérioriser le système de pensées, de jugements et de sentiments de son créateur malgré sa concision linguistique et son hermétisme sémantique. Ainsi, on va opter pour l’analyse dite thématique. Selon Serge Doubrovsky, l’étude thématique est « la façon particulière dont chaque homme vit son rapport au monde, aux autres et à Dieu [...]. Son affirmation et son développement constituent à la fois le support et l’armature de toute œuvre littéraire » (Collot, 1988, pp. 79–91).

Pour déceler les liens qui s’établissent entre l’auteur et son environnement immédiat ou latent, cette façon de faire scrute et dénombre les incidences réitérées au sein du texte pour aboutir au fil conducteur et au thème prédominant de la pensée du créateur de textes littéraires, puisque selon Serge Doubrovsky « tout écrit les manifeste implicitement ou explicitement dans son contenu et dans sa forme » (Collot, 1988, pp. 79–91).

Elle se base « en effet sur un parcours minutieux du texte, sur un inventaire exhaustif, puis sur une mise en perspective des différentes occurrences du thème, dont les résultats sont objectivement contrôlables et virtuellement formalisables. Ce que ce travail vise à dégager, c’est une organisation textuelle du thème, dont les grandes lignes recoupent la définition du thème d’après L. Dolezel : « un agglomérat structuré de motifs récurrents », qui se « constitue en relation avec d’autres thèmes similaires ou opposés » (Collot, 1988, pp. 79–91). Ceci dit, l’analyse thématique se rattache à l’ensemble unifié et uniforme des expériences étalées sur une longue période et aux relations admises entre l’auteur et les composantes de son texte.

2.2. Thème

La charpente essentielle sur laquelle est construite l’analyse thématique, c’est le thème. Un sujet redondant, cyclique et répétitif dans le courant des faits et des paysages ou dans les diverses circonstances d’une œuvre. Il « est itératif, c’est-à-dire qu’il est répété tout au long de l’œuvre [...] il constitue, par sa répétition même, l’expression d’un choix existentiel [...] » (Collot, 1988, pp. 79–91).

Par thème, on englobe « une attitude à l’égard de certaines qualités de la matière [...]. » et « un système de valeurs » ; les thèmes se conglomèrent les uns aux autres pour constituer « un réseau organisé d’obsessions », « un réseau de thèmes » (Collot, 1988, pp. 79–91). Ces thèmes tissent entre eux « des rapports de dépendance et de réduction » selon les dires de Roland Barthes (Collot, 1988, pp. 79–91).

Dans la même lignée, le thème est un assemblage ou un condensé de signifiés et des manifestations centrées autour d’une même idée, d’un même sujet qui se répète, se subdivise en petites entités significatives ou se recopie et se reformule autrement. Il serait, selon J-P Richard, « un principe concret d’organisation, un schème [...] autour duquel aurait tendance à se constituer et à se déployer un monde » (Bélisle, 1970, pp. 131–139). Ainsi, et grâce aux constituants de la thématique de la femme, comme l’entend notre aphoriste, le thème doit nous mener vers un certain imaginaire de la femme.

2.3. Image

Ce déplacement réitéré, reformulé ou dépecé d’un même sens, au sein de la même œuvre, donne vie à l’image. D’après J-P Richard, « l’image ne se dissocie pas du « concert thématique qui la fonde ». C’est grâce à l’union additionnelle et cumulative des différents sous-thèmes que naisse le thème majeur identitaire ou le schème qui, laisse jaillir une vue imagée du sujet traité.

Les structures verbales, qui informent l’ordre de l’horizontalité signifiante (. . .) entre en rapport d’homologie avec les structures de perception ou de rêverie, telles qu’elles se disposent, en grappes, dans la latence du poème, dans l’ordre de la verticalité métaphorique, de la sélection. (Bélisle, 1970, pp. 131–139)

Ce retour persistant, fragmenté et esthétiquement nuancé de l’image de la femme chez A. Benjelloun, sans qu’il soit décousu ou indépendant, donne naissance à un sens voire à une pensée imposante, forgée dans l’espace des aphorismes, imposent célérité expressive et économie langagière.

2.4. Aphorisme

A. Benjelloun est un poète aphoriste qui exprime ses pensées, jugements et sentiments grâce à l’écriture brève ou lapidaire, à titre d’exemple, l’aphorisme : une forme archaïque de la production littéraire. Les maximes, les proverbes, les adages, …, et les aphorismes ont le privilège de la fixité temporelle et formelle et d’une réception universelle. Ils jouissent d’une remarquable aptitude à véhiculer diverses thématiques et composer différentes pensées. Dans l’éparpillement et l’amoncellement qu’impose l’aphorisme à son auteur s’accumulent les bribes réflexives et intellectuelles, les uns après les autres, pour enfin constituer un ensemble homogène, un système de pensée ou une philosophie ou une conception quelconque de l’univers, du thème abordé par l’aphoriste.

L’aphorisme, forme archaïque de la création littéraire et forme d’ouverture sur les autres formes de l’écriture brève, jouit d’une valeur-ajoutée à savoir : sa capacité à matérialiser la pensée des aphoristes en un laps de temps, dans un espace-temps économique et dans un style poétique.

2.5. Transgression et écart esthétique ou recréation

De nos jours, et au fil des années de la production littéraire et artistique, les hommes de littérature nourrissent le goût de moderniser leurs textes, de les innover, voire de les recréer. Pour ce faire, ils transgressent et outrepassent les limites et les normes préétablies par leurs prédécesseurs. Selon Gaffiot « transgressum provient de transgredior (trans-gradior) dont les déclinaisons de sens ouvrent l’esprit à des significations beaucoup plus étonnantes ». Aussi, « le préfixe « trans » (à travers, au-delà, par-delà, de l’autre côté, par-dessus) associé à « gradior » [signifie](marcher, s’avancer, parcourir) […] » (Estellon, 2005, pp. 149–166) Cette recherche littéraire du dépassement et de la rupture ou d’écart esthétique par rapport aux canons littéraires déjà instaurés s’est concrétisée comme moyen d’expression et d’expressivité esthétique chez nos littérateurs contemporains. Autrement-dit, « L’artiste plus qu’un autre nous ouvre la voie pour entendre autrement la transgression, comme génératrice d’expériences de déséquilibres, de déconstruction, de défonctionnalisation mais créatrice » (Estellon, 2005, pp. 149–166).

Cette quête s’opère sous forme de reprises, de remaniements et/ou de recréations et adopte d’autres procédés et techniques expressives inédits d’où l’aspect transgressif de la littérature actuelle. Chose confirmée par J. Cohen qui voit que cet aspect subversif ou cette notion d’écart est une « […] transgression systématique de la norme, […], [qui] prend elle-même une signification logique » (Cohen, 1970, p. 4), ce qui privilégie la recréation et le remaniement des mêmes idées, images, thèmes et/ou pensées, … des hommes de littérature. Et par conséquent, cet écart révèle leur conformité ou leur éloignement subversif des principes préalables de la création littéraire. En témoigne la réceptivité du lecteur qui se voit bouleversée, du moment où, « L’écriture subversive se caractérise […] par le renversement des repères de lisibilité connus par le lecteur, provoquant un effet de désordre général […] chez le lecteur, ce qui lui confère son originalité et illustre sa conception personnelle de la littérature » (Martínez, 2018, p. 6).

3. L’image de la femme dans les proverbes marocains

Avant d’entamer notre analyse des aphorismes de A. Benjelloun pour en déceler la vision de ce poète concernant la femme marocaine, nous sommes appelés à scruter l’image de celle-ci aux yeux des Marocains, eux-mêmes. Pour ce faire, il n’y a pas meilleur que laisser parler les proverbes marocains à ce propos. Dans son étude sur la femme au Maroc, Malika Rafiq voit que « cette image est surtout entretenue par l’imaginaire collectif qui représente la femme marocaine comme un modèle traditionnel démunie et marginalisée qui ne peut pas être l’égale de l’homme » (Rafiq, 2021, pp. 83–94).

Cette représentation de la femme marocaine était et continue d’être taxée de points péjoratifs, dépréciatifs voire rabaissant la femme à un état animalier, de soumission et de délectation charnelle, sous forme de clichés et de pensées collectivement conçues et adoptées. Elle confirme qu’« Il est certain que les proverbes et le langage véhiculent des images de la femme marocaine remplies de stéréotypes, ». Cette représentation en clichés de la femme est monotone, en plus qu’ « elles la mettent souvent dans un statut réduit et inférieur à l’homme. Dans la plupart des proverbes, la femme est représentée comme une personne commère et bavarde » (Rafiq, 2021, pp. 83–94).

Nous concernant, on va, tout d’abord, survoler quelques diverses images données à la femme marocaine, vue par les Marocains, à travers les proverbes produits par ces derniers. Ensuite, nous nous intéresserons à la vision de notre poète sur la femme marocaine via ses aphorismes.

3.1. Femme dépendante de l’homme

La femme marocaine n’a d’existence qu’à côté de son mari. Les Marocains, en particulier, et le monde arabe considère que l’être féminin ne peut ni agir, ni réfléchir indépendamment de son alter masculin. Dans ce proverbe marocain : [mra bla rajel 3eʃ bla tyur] : « Une femme sans mari est un nid sans oiseaux », la chose est claire, une métaphore nominale anéantit la valeur de la femme dans la société, à moins qu’elle se laisse se définir et se légitimer par la présence de l’homme, « ce proverbe valorise l’homme et rabaisse la femme dans la mesure où le sens montre que la femme sans époux n’a aucune valeur et que celle-ci doit absolument avoir un mari » (Rafiq, 2021, pp. 83–94).

3.2. Femme procréatrice

Pour les marocains, la femme, selon ce proverbe, [l-mra bla wlad bħal lxayma bla wta:d] : «La femme sans enfants est comme une tente sans pilots », n’a de valeur que si elle donne vit à sa progéniture, que si elle mobilise son corps à engendrer des enfants pour toute la société. Ce proverbe, dans une comparaison identitaire et équilibrante, réduit la femme à l’état de procréatrice des générations futures, « la femme n’est rien sans enfants », la femme célibataire n’a pas sa place dans les proverbes populaires » (Rafiq, 2021, pp. 83–94)

La femme-génisse ou femelle vouée à la production de la progéniture, à l’allaitement et à l’entretien de ses petits. Sa vraie valeur réside dans le fait qu’elle donne vie à des enfants sans quoi elle jouit d’une estime moindre dans sa communauté.

3.3. Femme maléfique

Une autre vision avilissante de la femme, c’est celle de la femme-sorcière ou la femme satanique. Elle est pour la société marocaine source de malheurs, de discordes, de conflits et de guerres amicales, soient-elles, conjugales ou sociales. On assimile la femme au diable, à cause de sa conduite incompréhensible, à ses réflexes fâcheux et inattendus ou à ses manigances et complots vindicatifs. Deux termes antithétiques appartenant à deux réalités divergentes « femme ≠ satan » (tangible ≠ abstraite, humaine ≠ surnaturel, …), la femme est considérée ayant des pouvoirs diaboliques, legs du diable. [l-mra xet ʃitan] : « La femme est sœur du diable », « dans ce proverbe la femme est semblable au diable, c’est pour ainsi dire que la femme est aussi méchante que le diable » (Rafiq, 2021, pp. 83–94).

4. La Femme dans les aphorismes de A. Benjelloun

Tout le long de son recueil aphoristique « Seuls comptent pour moi les êtres qui font preuve d’intempérance avec le ciel », notre poète-aphoriste ne manque jamais ses rendez-vous avec la femme marocaine. A. Benjelloun essaie de redéfinir l’essence de la femme, la femme idéale, et surtout, de dépeindre ses diverses facettes. Il puise, même, de son existence personnelle vécue et expérimentale, sentimentale ou philosophique pour donner une image autre de la femme au Maroc, sous de nouveaux auspices, dans la pensée métaphorique, antithétique et/ou hyperbolique et condensée dans ses aphorismes poétiques. L’image de la femme marocaine, selon la conception sage et poétique d’un aphoriste dont l’économie lexicale est une devise quotidienne, se constitue par bribes, par parcelles afin de se matérialiser comme la veut notre A. Benjelloun : elle est un univers vaste et sinueux où on doit persévérer jusqu’à atteindre son essence.

4.1. Femme ? … Femme et l’amour

A travers ce recueil de 2300 aphorismes, nous avons pu trouver plus de 300 incidences franches et directes qui parlent de la femme. Une femme innocente et pure, une femme-objet de désir ou femme de plaisance, une fille, une femme-passante, une femme-cantatrice, une femme-nymphe, sont les facettes les plus récurrentes et les manifestations les plus étudiées de ce thème. Quand Benjelloun parle de la femme, tout court, il ne parle que de sa beauté, de sa vivacité, de sa pudeur et de son existence fulgurante. Elle est pleine de vie, belle, nutritive, elle cache son amour mais elle ne perdure pas longtemps, « La femme précipitamment belle ». Cette femme se voit octroyée ces deux qualités, vivacité et beauté, surtout prédominées par la notion de la célérité.

Si la femme est invoquée, en tant qu’objet de désir, Benjelloun la charge de tous les termes de la consommation charnelle : « kiosque ouvert de son corps », « Déflorer », « le champ de la femme », « mordille ses lèvres », « flairés sur la femme », « bête dangereuse entre les jambes », « des solstices à la place des seins », « une pauvre bête apeurée en guise de sexe » « Avec les femmes nues dont le corps est un moussem de mains, il n›y a pas de scarabée au sol, pour délimiter mon désir. » Ladite femme exhibe son corps que l’homme désire tant et consomme à chaque occasion advenue. C’est une relation charnelle portée à son paroxysme, réelle puisque relevant du vécu, du trottoir, mais, aussi, mentale et onirique, du moment où elle naît du passé des souvenirs.

Quand la femme est juste une passante, Benjelloun la voit coquette, préparée pour l’amour, modeste mais vite oubliée. « Une passante parade dans la tristesse : elle a un amour à se faire oublier. » En plus de son caractère passager, cette femme est omise par les autres qui l’ont déjà aimée, voire, elle-même se refuse à se souvenir de ses amours passés. Elle est faite pour causer des incidents sonores, visuels et même tactiles dans l’intention d’attirer l’attention de ceux qui regardent : elle est objet de voyeurisme, du fait qu’elle ne fait que passer dans la vie et devant la vue des prétendants amoureux. Pour ces derniers, dans cette diatypose, notre aphoriste dépeint les femmes dans une sexualité outrée et gravement tentatrice et consommatrice : « Ces femmes qui ont des tarentules aux doigts, des griffes aux yeux, une bête dangereuse entre les jambes, ces femmes de proie qui aiment comme on assassinerait un homme, ces femmes...que j’aime, A moi le monde... ! » Ces femmes sont un trophée, une apothéose pour l’homme qui prétend détenir le monde en ses mains, tant il saisit affectueusement l’une d’elles.

Mais la femme chez A. Benjelloun est divinisée non pas comme les déesses mais en tant que nymphes puisqu’elle hérite d’elles un élément de sublimation et d’adoration, celui de la transparence. « La femme est une nymphe fériée qui n’est ni une nymphe ni une fête. ». C’est une créature transcendante ayant une grâce sublime. La femme est « nymphe », à la fois, « non-nymphe », elle tient du divin et en même temps du terrestre, c’est une créature ambiguë ou double, à laquelle sont accolés des éléments de la nature (ruisseau, eau, nuit, …), de l’inconnu futur (« du point noir », « l’horizon », « le nom des noms », « un lendemain », « demain sera érigé en faille »). La femme-nymphe détient un peu de tout, or, elle devient nymphe et elle devient insaisissable, mystérieuse et métaphysique, d’où l’admiration sacrée de la femme pour A. Benjelloun.

4.2. Emerveillement envers la femme

La femme, dans tous ces divers états et métamorphoses dans la poésie aphoristique de Benjelloun, en passant par l’état de la femme-charnelle, tout en accédant au plus haut degré de la femme pure et innocente ou au stade de la femme-nymphe, ne cesse de subjuguer l’attention et l’amour de l’homme. Elle est un être digne d’émerveiller le monde et de le fasciner au point de devenir son centre de foi et d’adoration, du moment où, elle s’avère angélique : « Dieu que la femme est précipitamment caduque de paradis ! » Des moyens d’hyperboles, des tournures d’expression de fascination et d’extase montrent la prévalence de la position de la femme marocaine chez notre poète.

Au fait, notre aphoriste conçoit une réflexion et une vision non-conforme ni à celle la société marocaine ni à l’ensemble hommes de littérature surtout des poètes marocains. Il transgresse, ainsi, la vue et la valeur données par les autres de la femme. Il l’a peinte sous tant de facettes : sexuelle, divine, aimante, …

5. Représentations de la transgression dans les aphorismes de A. Benjelloun

5.1. Un « je » pluri-identitaire

Cette subversion dans la pensée de A. Benjelloun, à propos de la femme, est accompagnée d’un remue-ménage énonciatif. A ce sujet, nous évoquons le « je » lyrique. Par coutume, toutes les poésies, chantant le moi du poète, utilisent le « je » qui représente chacun de ces poètes individuellement, autrement-dit, c’est un « je » réfléchi vers la personne propre du poète. Ce « je » autobiographique tant valorisé par Lejeune, et qui suppose une totale identité des trois entités narratives, est un « je » qui s’avère révolu, non pas au sens de dépassé, mais au sens éclaté, multidimensionnel ou pluri-identitaire. Dans le même cheminement, le fait de « dépasser la première personne du singulier, laisser place à la pluralité et à la multiplicité, c’est aussi dépasser une première personne singulière et reconnaître ce qu’il y a de commun entre soi et les autres » (Hugueny-Leger, 1980, p. 19), ce qui confère à la personne parlante une existence effective dans ses aphorismes, mais elle donne vie à d’autres personnes à s’y exprimer. Pour A. Benjelloun, le « je » qui le représente est Trans-référentiel. Il le surpasse à d’autres personnes, y compris, le lecteur averti et toutes personnes relatives à l’imaginaire marocain. Par conséquent, « Ce procédé introduit dans le discours […] du poète la présence d’autrui, ce qui produit une complicité énonciative que John E. Jackson a appelé la « théâtralité » et que Judith Wulf l’« hétérogénéité » (Hirota, 2019, pp. 61–80), ce qui fait de l’aphorisme un espace d’intersection et de multiplication des voix.

Quand le « je » représente le poète-aphoriste A. Benjelloun, il opère avec sublimation et transhumance en assimilant la femme à la poésie « A l’Académie de la désinvolture, je récite des poèmes flairés sur la femme » ; s’il représente d’autres personnes ou apparait sous des postures distinctes, en l’occurrence, les courtisans ou consommateurs de chair, il parle terre à terre de l’acte charnel avec la femme « J’aime même les tempes de la main de cette femme » ou en animalisant les deux entités de l’acte sexuel « Je louvoie dans mon amour comme un mauvais loup ». De même, si le « je » représente l’homme-adorateur, il platonise son amour envers la femme « Je meurs d’amour pour un amour-adoration qui dure toute la vie et qui ne vit que de regards, de sourire, de paroles éternelles, et surtout d’oublis. » Si c’est l’homme simple qui parle, il voit la femme en tant que peinture de la nature « Je trouve chez la femme des ruisseaux, des près et des fleurs qui ne sont pas dans la nature ». La femme est différemment vue : en tant que muse inspiratrice, comme un objet de désir charnel ou de sève, telle un élément de la nature…

Toutefois, il n’existe pas de ruptures ni de frontières entre ces personnes comme il n’y a pas de distinction entre les trois entités autobiographiques : ils s’expriment équitablement à travers notre aphoriste. Cette particularité représentative plurielle est un atout pour notre aphoriste de penser divers sujets selon différents points de vue.

5.2. Une pensée globale en bribes

Notre aphoriste a su bâtir, à partir de fragments poétiques et courts, certes une poétique du bref axiologique ou idiomatique, mais aussi, une pensée totale qui a touché a tant de sujets, une philosophie constituée de fragments réflexifs relatifs à la femme, à la religion, à la poésie, à l’homme … « De cette manière Leiris croit aboutir à une explosion d’aphorismes, des phrases lapidaires qui disent beaucoup en peu de mots » (Takahisa, 2014, p. 10). Ces sujets de litiges philosophiques ont été pensés, par notre aphoriste, dans le morcellement de l’écriture concise, mais qui s’agglomèrent pour donner une somme réflexive fortement consistante et esthétiquement agencée. A ce sujet, la pensée dialectique de notre aphoriste, à propos de la femme, nous donne impression de l’existence d’un système réflexif humaniste. Ce système nous offre la femme comme un être de plaisance, d’amour charnel ou idyllique, une créature vouée à l’adoration, à l’impact du temps, un être dénigré, relégué au second rang ou à l’omission et à l’indifférence.

De cet émiettement de la pensée, de cette réflexion moléculaire naît une philosophie globalisante qui demande au lecteur de reconstituer le puzzle réflexif de notre aphoriste coup après coup. Ce privilège d’appartenir à la fois à la sphère de la poésie et de la philosophie, fait de l’aphorisme une forme expressive transgressive.

5.3. Généricité ou hybridité

L’aphorisme de A. Benjelloun est transgressif, du moment où, il détient du roman sa linéarité narrative et descriptive, de la poésie sa musicalité, sa cadence rythmée et son système imagée, de la maxime ses formes et structures abrégées ou ses moules universels et lapidaires et de la philosophie sa recherche de la vérité. « Cette cohabitation de genres, dont les éléments peuvent se fondre ou s’opposer entre eux, créent un nouveau produit sui generis par sa nature singulière qui empêche son classement dans une seule catégorie déjà connue » (Martínez, 2018, p. 6). A cet égard, nous choisissons ces deux fragments de A. Benjelloun « Cette femme déambule dans les ruelles comme si elle portait un petit fardeau de sympathie » et « Cette jeune fille qui vient de loin, dira-t-elle au poète qui l’aime, que le superficiel amour comme un ruisseau peu profond qu’elle éprouve pour lui, prendra toute la vie? ». Le descriptif, le narratif, le discours rapporté laisse penser à des passages d’un roman, mais, la présence de la musicalité, du rythme, de la répétition sonore et lexicale prouve, malgré l’absence de rimes et des vers, qu’on est dans l’art poétique. Ce refus de classement ou de catégorisation des aphorismes de A. Benjelloun, poésie en prose, est passible d’être un genre hybride d’où son caractère réfractaire aux normes de la poésie classique voire moderne. Outre ceci, cet aphorisme suppose l’existence de « […] deux types de lectures littéraires [qui] se combinent dans sa réception, dans un double mouvement d’identification et de distanciation, […]. D’une part [il] propose un type de lecture s’appuyant sur les stéréotypes […], et d’autre part une lecture exigeant du lecteur « expérimenté » une participation active à la construction du sens » (Wary, 2012, pp. 5–16). Ainsi, la lecture de l’aphorisme est doublement effectuée : le récepteur de l’aphorisme doit être muni de tous les pré-requis littéraires déjà instaurés et surtout d’une intervention effective en vue d’interagir dans l’aphorisme, en dehors duquel et en invoquant tous les autres genres littéraires et philosophiques et en interpellant toutes les autres instances précédentes à son action actuelle.

De ce fait, l’acte de lecture est polyphonique, puisque le lecteur agit sur le texte et il constitue, ainsi, un maillon continu de plusieurs divers lecteurs passés, présents et à venir. Cité par M. Roitman, Maingueneau considère que la lecture dialogique est un moment d’« interactivité constitutive […] elle est un échange, explicite ou implicite, avec d’autres énonciateurs, virtuels ou réels, elle suppose toujours la présence d’une autre instance d’énonciation à laquelle s’adresse l’énonciateur et par rapport à laquelle il construit son discours » (Roitman, 2006, p. 16). Que le lecteur s’arrête, juste à la lecture superficielle, arrive à interpréter, (re)constituer, analyser ou critiquer le texte littéraire, il ne fait pas indépendamment du déjà-vu, entendu et lu. Dans le cas des aphorismes de A. Benjelloun, nous devrons lire isolément ses énoncés sentencieux dans leur existence décalée les uns par rapport aux autres, et en les reliant et relisant dans leur ensemble enchaîné qui constitue la totalité de l’œuvre de notre aphoriste. C’est l’instant où les lecteurs peuvent changer de positions ou de rôles : soit-il empirique ou réel, atteignent-ils le stade du lecteur modèle ?

6. Conclusion

En guise de conclusion, nous pourrons remarquer que la perception du monde chez A. Benjelloun, à travers ses aphorismes est une vision dynamique, personnelle et actuelle. Malgré le caractère bref et fragmentaire de l’aphorisme, notre poète, en traitant de la femme, il nous en a fourni plus de caractéristiques et plus de définitions même parcellaires mais qui nous révèlent sa pensée totalisante.

Ainsi, l’analyse de ce thème, dans cette œuvre, nous favorise d’en regrouper tous les dénominateurs descriptifs, actionnels et définitoires de la femme. En fait, pour saisir la signification de la poésie aphoristique, dite herméneutique, la thématique, comme méthodologie d’analyse s’avère fructueuse, du moment où, l’on peut isoler tous les thèmes constitutifs et les formes significatives d’une œuvre et les étudier un par un afin d’en cerner le sens global et le point de vue philosophique de tel ou tel auteur. Ainsi, le fait de recenser le thème ou le signifié majeur répétitif, le traiter en sous-catégorie ou petites formes significatives ou sous-thèmes, établir des liens entre eux, les étudier et les interpréter donne accès au système réflexif d’un auteur. C’est pourquoi l’analyse thématique pourrait être fructueuse pour assimiler la portée significative d’un texte.

De plus, l’aphorisme, comme moyen expressif, a su démontrer son côté subversif et transgressif. Même s’il respecte les normes proverbiales en adoptant les moules idiomatiques déjà existants, même s’il se considère comme une sorte de poésie, même s’il préconise une pensée philosophique du monde, il demeure inclassable à l’un des genres littéraires, d’autant plus, il les agglomère tous, en mettant au monde un genre hybride.

Références bibliographiques
  • Benjelloun A. (1989). Seuls comptent pour moi les êtres qui font preuve d’intempérance avec le ciel. Imprimerie al-Maarif al Jadida.
  •  Estellon, V. (2005). Éloge de la transgression: Transgressions, folies du vivre ? De la marche vers l’envol. Champ psychosomatique, (38), 149–166. https://doi.org/10.3917/cpsy.038.0149
  • Takahisa, H. (2014). Vers la forme poétique brève, ou : la Révolution (Michel Leiris). In E. Benoit (dir.) Transmission et transgression des formes poétiques régulières (pp. 167–176). Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux. http://books.openedition.org/pub/8858
  • Wary, J. (2012). De la notion de transgression pour l’étude d’une œuvre moderniste : le cas de l’œuvre d’Elizabeth Bowen. 1ère Journée d’Étude des doctorants du CIRLEP. Université de Reims – Champagne-Ardenne, Centre Interdisciplinaire de Recherches sur les Langues Et la Pensée. https://hal.science/hal-00713514/document

 


Thème /la femmeIncidences (aphorismes)
FEMME  – La femme, toute femme est une victuaille de danse.
– Cette femme était laide, laide...laide, mais féminine, féminine, mieux que n’importe quelle belle femme !
– La femme précipitamment belle.
– Une femme a la beauté ombrageuse et donc rafraîchissante.
Femme-Objet de désir  – A l’Académie de la désinvolture, je récite des poèmes flairés sur la femme.
– Toute femme tient dans la rue le kiosque ouvert de son corps.
– Déflorer le sourire d’une femme/même le plus exquis des amoureux l’envisage.
– Avec les femmes nues dont le corps est un moussem de mains, il n’y a pas de scarabée au sol, pour délimiter mon désir.
Femme innocence/pure – La femme est un ange manqué qui veut devenir une fleur, mais qui est devenue un fruit.
– Ce regard opératoire sur la femme. Seulement.
– J’ai des projets d’apaisement avec une femme dont tout est fortifié même le baiser.
– J’aime depuis plus de trente-cinq mais je n’ai jamais partagé un ruisseau avec une femme. Bienvenue à l’endormie, mon aimée depuis l’aube !
Femme-cantatrice  – Lorsque j’écoute Oum Koulthoum, je suis troublé comme si la plus belle femme consentait à mon amour.
– J’écoute Oum Koulthoum : je n’ai pas besoin de la vie, je n’ai pas besoin du monde, je n’ai pas besoin d’amour.
– Oum Koulthoum me tend mon amour parfait.
– Chercher poésie à la femme.
Femme-passante  – La passante vibre de toute sa robe ample : elle est simultanée avec le jour.
– La passante, la soignée pour tous les hommes à la fois, et pour aucun en particulier même si elle en aime un spécialement.
– La passante, cette préparée parfaite pour l’amour.
– J’adore la modestie des passantes, qui ne prétendent même pas à mes oublis.
– Aimer une femme, c’est profaner la passante.
Femme-fille  – La grâce des jeunes filles qui n’ont pas encore expérimenté l’haleine gâtée des jours.
– Parfois il est des fillettes, vieilles, uniquement par la beauté.
– Une fillette a des seins naissants dont elle croit dur comme pierre qu’ils sont des alouettes prêtes à s’envoler à tout instant.
– Il pend aux seins naissants d’une fillette toute la détresse du monde, blanchie au soleil de pluie.
Femme-nymphe– Les nymphes ont les paupières transparentes, pour je ne sais quel voyeurisme amoureux.
– La nymphe joue de la flûte avec ses pas.
– Une nymphe descend nonchalamment d’un lendemain sitôt qu’elle a chanté un silence dans un cercle d’échos.
– Demain sera érigé en faille par une nymphe découpée dans mon désir.
– Une nymphe assise sur une fontaine, chante le ressac de l’eau avec sa respiration ou :
– Une nymphe assise sur une fontaine, chante le ressac de l’eau sur sa respiration.
EMERVEILLEMENT
envers la femme  
– J’aime même les tempes de la main de cette femme.
– Dieu que la femme est une fleur divinatoire, déambulatoire, exutoire, décadente !
– Dieu que la femme est précipitamment caduque de paradis !
– Je trouve chez la femme des ruisseaux, des près et des fleurs qui ne sont pas dans la nature.

Annexe I : (quelques incidences sur la femme dans le recueil d’aphorismes de A. Benjelloun).


Mohammed Khouiled. Doctorant, en 2ème année, au Laboratoire Traductologie, Communication et Littérature–Faculté de Lettres et des Sciences Humaines Chouaib Doukkali Eljadida, Maroc. Enseignant de la langue française au secondaire qualifiant. Co-auteur d’un article sur l’aphoriste de Abdelmajid Benjelloun, intitulé : L’aphorisme de A. Benjelloun entre fixité et ouverture dans « Seuls comptent pour moi les êtres qui font preuve d’intempérance avec le ciel ». Repères Littéraires, Langagiers et Artistiques RELI’LART, (2), 60–75. https://revues.imist.ma/index.php/Relilart/issue/view/2297/showToc

Abdelaziz Elmahi. Faculté des lettres et des Sciences Humaines, Labo. TCL. Université Chouaib Doukkali, El Jadida, Maroc.

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