Culte de la personnalité et monstruosité chez Alioum Fantouré : l’hybridité comme forme d’expression du grotesque

Culte de la personnalité et monstruosité chez Alioum Fantouré : l’hybridité comme forme d’expression du grotesque

Mamadou Yaya Sow / Université Général Lansana Conté de Sonfonia-Conakry / Guinée

L’écrivain guinéen Alioum Fantouré inaugure dans la littérature guinéenne « le procès des indépendances » avec ses deux premiers romans. Il y dénonce la dictature et le culte de la personnalité qui lui sert de support dans un contexte de privation de libertés et d’abus de tous genres. L’une des originalités de son écriture réside dans le fait que ces tares sont assimilées à un culte dont les divinités présentent une figure de monstruosité qui se lit également sur le plan formel, surtout si l’on jette un regard attentif à la composition de son deuxième roman, Le Récit du cirque.
Le présent article s’efforce de démontrer ce qui est monstrueux dans ces divinités et le culte qui leur est voué ainsi que dans ces textes qui les mettent en scène tout en s’interrogeant sur ce qui, dans le déploiement de cette monstruosité thématique et formelle, fait de ces romans de Fantouré une mise en scène du grotesque tel que défini par Mikhaïl Bakhtine.
Mots-clés : Dictature ; culte de la personnalité ; monstruosité ; hybridité ; grotesque.

1. Introduction

Les années 1960, en plus de constituer un tournant politique majeur pour l’Afrique noire francophone, avec l’avènement des indépendances, se caractérisent par un important renouvellement de sa littérature. Pour ne nous intéresser qu’au seul genre romanesque, nous remarquons aisément un véritable changement autant sur le plan thématique que celui de la poétique. Ce que ne manquent pas de souligner nombre de critiques comme J. Chevrier et S. Dabla dont l’ouvrage porte d’ailleurs le titre très évocateur de Nouvelles écritures africaines. Les romanciers de la Seconde Génération. Adama Coulibaly remarque ainsi à juste titre que : « La critique s’accorde à dire que la trajectoire du roman africain a fondamentalement changé au lendemain des indépendances aussi bien par un renouvellement de la thématique que par la technicité de l’écriture » (Coulibaly, 2017, p. 9).

En effet, la dénonciation des abus du colonialisme a cédé la place à une critique des indépendances à travers une écriture qui se veut libérée de toute contrainte pour questionner une Afrique qui a du mal à trouver son chemin. De ce fait, la peinture de cette nouvelle Afrique en perte de repères, en proie au doute et au désordre, se fait à travers une écriture de l’excès, du grotesque, où le vraisemblable côtoie souvent le fantastique ; une écriture de l’hybridité obtenue à partir d’une intertextualité, « d’une transgénéricité et d’une translitérarité » (Angui, 2016), faites de mélanges tous azimuts. À ce sujet, Adama Coulibaly écrit encore que « les nouvelles écritures africaines sont bien l’expression du contemporain et ce contemporain se manifeste par l’excès, l’artifice et un sentiment de la fin de l’Histoire » (Coulibaly, 2009, p. 37).

Au nombre des écrivains qui « s’essaient plus à peindre le chaos politique qu’à proposer des valeurs de remplacement » (Semujanga, 1992, p. 45), à travers cette écriture renouvelant profondément le roman africain, figure en bonne place Alioum Fantouré. Chez cet auteur, la peinture de la dictature aux allures carnavalesques donne au chef politique l’image d’un dieu dont l’adoration est une obligation pour des populations transformées en adeptes d’une nouvelle religion.

Le culte de la personnalité prend, dans ses deux premiers romans, Le Cercle des Tropiques et Le Récit du Cirque de la Vallée des Morts, l’allure d’une véritable religion avec ses tabous et ses interdits, ses processions et ses rites, avec une mise en relief de l’intolérance qui déclenche une violence et une chasse à l’homme n’ayant d’égal que l’absurdité qui les entoure. Ceci n’a rien d’étonnant parce que les dieux de ces nouvelles religions sont une incarnation du monstrueux : monstruosité physique due à la nature hybride et surprenante de l’être faisant l’objet de culte ; monstruosité morale par l’abjection qui caractérise les actes qu’il pose et qui sont posés en honneur à son culte. C’est que, comme le remarque fort bien Daniel-Henri Pageaux, « les indépendances ont engendré des monstres, des monstres cruels » (Pageaux, 1985, p. 32).

Pour dire cette monstruosité physique et morale, rien de plus convenable que des textes à l’allure monstrueuse qui ne manquent pas de suggérer cette hybridité propre à évoquer un univers carnavalesque où les valeurs sont inversées et où le chaos a pris place.

Il importe donc de se poser les questions suivantes : par quelles techniques scripturaires s’exprime et se manifeste la monstruosité dans les deux premiers romans d’Alioum Fantouré ? Comment son déploiement sur les plans thématique et formel relève-t-il d’une écriture du grotesque ?

Dans les lignes qui suivent, nous répondrons à ces questions en partant des bases théoriques posées par Mikhaïl Bakhtine pour mettre en exergue les ressources permettant à Fantouré d’inscrire ses deux premiers romans dans le giron du grotesque à travers la double hybridité qui les caractérise : celle qu’offre la figure du monstre qui est l’objet de culte et celle de la forme romanesque qui aboutit à la création d’un « roman monstre » dans le cas du Récit du Cirque.

2. De la monstruosité physique à la monstruosité morale : l’hybridité et l’excès comme forme d’expression du grotesque et du chaos

Pour baliser notre analyse, il est avant tout important de cerner les contours de la monstruosité et de dire son rapport avec le grotesque en se posant les trois questions suivantes : qu’est-ce qu’un monstre ? Sur quels éléments se fondent les sociétés humaines pour caractériser le monstrueux ? En quoi ce dernier est-il une forme d’expression du grotesque ?

Il faut remarquer qu’il n’existe pas un être ou un phénomène qui pourrait être désigné par le terme monstre avec une essence fixe, clairement définie, à l’image de celle qui définit l’homme, l’animal ou le végétal par exemple. Un monstre relève de l’imaginaire et se construit par une représentation que les humains se font de quelque chose qu’ils considèrent comme dépassant le seuil de l’ordinaire, par la perception de ce qui est inhabituel, de ce qui sort de la sphère de la normalité. Dès qu’un être, humain ou animal, ou un végétal ou encore un phénomène, peut être catégorisé par un observateur comme sortant du cadre de ses connaissances habituelles ou de sa manière courante d’appréhender le monde et ses valeurs, le monstrueux apparaît. En d’autres termes, le monstrueux a toujours un lien avec ce que l’humain appréhende comme étrange.

Aussi peut-on appeler « monstre » ou attribuer un caractère « monstrueux » à des éléments fort variés tels un corps dont l’apparence rompt avec les formes auxquelles on est habitué ou une action, une situation morale, un statut social qui choquent ou émerveillent par leur singularité. Le monstre renvoie donc à une construction valide dans un temps et dans un espace déterminés, en fonction des catégories de saisie du monde de chaque groupe. En ce sens, J. Foucart remarque :

Toutes les sociétés humaines produisent du monstrueux parce qu’elles se réfèrent à un univers de valeurs qui sont incorporées dans des sensibilités (un dedans), aux confins duquel elles tracent un horizon qui ne peut être franchi sans renoncer à ce qui les fonde (un dehors). (Foucart, 2010, p. 46)

Avant de voir dans le monstre « une différence par rapport à la perception que l’on a généralement du monde naturel » (Foucart, 2010, p. 47).

On peut aussi remarquer que la monstruosité est d’abord physique, aspect que mettent d’ailleurs en avant toutes les définitions du terme monstrueux. Ainsi, dans un travail précédent, par exemple, nous soutenons que l’anormalité qui confère la monstruosité « est ressentie avant tout à partir du corps qui est l’aspect de l’individu le plus facile d’accès, celui que l’on partage le plus avec les autres » (Sow, 2021, p. 131). Cette position s’appuie sur celle d’autres auteurs tels que M. Duperrex et F. Dutrait qui définissent le monstre comme « […] un corps organisé – animal ou végétal – qui présente une conformation insolite de la totalité de ses parties, ou seulement de quelques-unes d’entre elles » (Duperrex et Dutrait, 2011, p. 17).

B. Munier, pour sa part, s’attelant à expliquer la monstruosité du Golem, une figure largement présente dans la culture occidentale et dont elle cerne les avatars à travers des objets de la modernité comme les robots, écrit :

Selon l’acception vulgaire, un monstre est une créature réelle ou imaginaire, éminemment spectaculaire, pourvue d’un rôle social en vertu même de la fascination qu’elle exerce : les êtres difformes […], les vedettes qualifiées de « monstres sacrés » concourent bien à définir les critères de la normalité qu’ils excèdent en vertu de leur misère ou de leur grandeur extraordinaire. (Munier, 2012, p. 219)

Enfin, sous la plume de J. Foucart, on lit : « La monstruosité, c’est avant tout le corps en tant que forme monstrueuse, insolite, terrifiante ou inédite. » (Foucart, 2010, p. 48). Or, les figures qui apparaissent à partir de ces différentes investigations pour définir le monstre et la monstruosité constituent l’une des formes de déploiement du grotesque selon l’acception que M. Bakhtine donne à ce mot.

En effet, s’intéressant à la poétique de Rabelais dans son célèbre ouvrage intitulé L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire du Moyen Âge et sous la Renaissance, le critique russe analyse la manière dont le grotesque, qui est l’une des principales richesses de l’écriture de Rabelais, émane de la culture populaire et du carnaval. Il soutient que parmi les nombreuses manifestations de ce grotesque dans l’œuvre de l’écrivain français, le corps occupe une place importante. Ce corps grotesque est un corps monstrueux dont l’étrangeté qui lui confère ce trait provient avant tout de son côté démesuré lorsque sont mis en scène des personnages aux proportions hors normes comme Gargantua et Pantagruel. Le corps grotesque peut aussi tirer origine d’une difformité caractérisée par un manque de symétrie, certains organes prenant des proportions énormes – une démesure partielle se lit ici – pour devenir une excroissance soulignant l’étrangeté monstrueuse dont fait cas Foucart. En guise d’illustration, Bakhtine écrit :

Rabelais décrit des gens affligés de bosses d’une incroyable grosseur, de nez monstrueux, d’oreilles géantes. Il décrit ceux à qui il a poussé un phallus merveilleusement long (au point qu’ils peuvent s’en servir de ceinture en l’enroulant six fois par le corps) et aussi ceux dotés de bourses énormes. (Bakhtine, 1970, p. 326)

Outre la démesure et la difformité, le critique relève que la monstruosité du corps s’inscrit dans le grotesque à travers l’hybridité de certains personnages faits d’un mélange d’humains et d’animaux ou d’êtres extraordinaires empruntés à des histoires anciennes. Aussi insiste-t-il sur la présence chez Rabelais de :

la peinture d’êtres humains extraordinaires, tous de caractère grotesque. Certaines de ses créatures sont mi-hommes, mi-bêtes, l’hippopode dont les pieds sont chaussés de sabots, les sirènes, les cynocéphales qui aboient au lieu de pleurer, les satyres, les centaures, etc. Ils constituent en fait une véritable galerie du corps hybride. (Bakhtine, 1970, p. 343)

Il est important de noter deux éléments sur ce que dit Bakhtine du corps grotesque d’après cette succincte analyse de son ouvrage : d’abord, le lien entre le grotesque, le monstrueux et l’hybridité ; ensuite l’ordre de combinaison de ces trois réalités en ce sens que l’hybridité qui effraie produit du monstrueux qui, à son tour, relève du grotesque.

En outre, il est important de noter, comme le remarquent fort bien M. Duperrex et F. Dutrait, que « par la transposition du physique au moral, le monstre en vient à signifier une personne cruelle […] » (Duperrex et Dutrait, 2011, p. 17). Dès lors, la monstruosité introduit un grotesque qui ne se réduit plus au corporel, mais a trait au mode de vie, à la façon d’être au monde. Cette autre forme de grotesque se déploie dans le rapport à l’autre étant donné que ce rapport peut prendre la forme d’une interaction qui a perdu les règles de son déroulement habituel et devenir un hors norme.

Bakhtine ne manque pas de relever ce pan de la question quand il lie le grotesque aux excès et aux désordres de tout acabit que Rabelais met en scène dans son œuvre et dont il trouve la source dans le renversement carnavalesque inspiré de la culture populaire du Moyen Âge. Que ce soit la nourriture, la boisson ou dans ce qui a trait à la satisfaction des besoins naturels ou à la sexualité, tout entre dans une dimension de la démesure et de l’étrangeté et rompt avec le fonctionnement habituel et normal de la société. Ceci l’amène d’ailleurs à écrire à la suite de Flögel que le grotesque est lié à « tout ce qui s’écarte sensiblement des esthétiques courantes, tout ce qui comporte un élément matériel et corporel nettement souligné et exagéré » (Bakhtine, 1970, p. 45). Il se réfère aussi à Schlegel qui conçoit le grotesque comme un « mélange fantasque des éléments hétérogènes de la réalité, la destruction de l’ordre et du régime habituels du monde […] » (Bakhtine, 1970, p. 51). Ainsi, si le grotesque provient dans un premier temps de la monstruosité physique, il peut bien prendre la forme d’une monstruosité morale où il aura l’allure d’une étrangeté offerte par l’image d’un monde en perte de ses valeurs, un monde où les règles sont suspendues comme dans un carnaval. Ce qui caractérise ce type de grotesque, symbole du renversement carnavalesque, c’est la cruauté et le rabaissement moral à l’extrême comme le souligne K. Tchassim dans son article « Société et démesure dans La Fête des masques de Sami Tchak ».

Or, c’est justement ce côté insolite, terrifiant et inédit, cette étrangeté effrayante à la fois sur le plan physique et moral qui fait la monstruosité des divinités mises en scène par Fantouré. Ces divinités, véritables figures de l’hybridité par le mélange curieux d’animaux opposés qu’elles offrent, se rapprochent des êtres rares ou imaginaires comme la femme-tronc, les sœurs siamoises, l’homme léopard que Foucart cite en exemple ou comme la « véritable galerie du corps hybride » dont fait cas Bakhtine. Elles arborent également la figure de ces êtres que toute humanité et que toute normalité ont fuis à cause de leur excès de cruauté et de l’abjection morale dans laquelle elles se trouvent. Leur écart par rapport à la norme frappe le lecteur et le pousse à s’interroger sur cette nouvelle identité qu’incarne le pouvoir postcolonial.

En effet, en 1972, Alioum Fantouré publie Le Cercle des Tropiques, premier roman guinéen qui lance véritablement ce que les critiques appellent « le procès des indépendances » après la timide tentative de Camara Laye dans Dramouss (1966). Le roman de Fantouré séduit par sa concision dans cette entreprise de dénonciation. Il ne se contente pas de décrire les errements et les violences d’une nouvelle administration incapable d’offrir un minimum de confort à des populations qui s’y étaient pourtant attendu avec un grand espoir quand l’heure était à la lutte pour l’indépendance. Il montre les prémices qui indiquaient qu’avant même l’indépendance, l’avenir était déjà sombre. Il représente avec force détails la haine, les querelles fratricides et les manipulations de toutes sortes qui ont jalonné les rapports entre les partis politiques locaux évoluant dans la sphère politique des Marigots du sud.

Parmi les éléments qui attirent surtout l’attention du lecteur, figure la description de Baré-Koulé, chef du Parti Social de l’Espoir. Cet homme politique est à la fois suppôt des colonisateurs et chef d’une milice redoutable. Il est responsable de plusieurs crimes contre ses adversaires politiques, notamment les membres du Club des travailleurs dont il sabote les actions de défense de l’intérêt des travailleurs locaux et en tue le Chef, le respectable Monchon. On voit ainsi poindre le caractère violent et perfide de celui qui, par la complicité du colonisateur, deviendra le président de la nouvelle république indépendante des Marigots du Sud. Sur fond de néocolonialisme, celui qui avait été salué par le peuple (ignorant sa vraie nature) « comme un nouveau dieu » (Fantouré, 1972, p. 155), instaure un régime dictatorial dans lequel le culte de la personnalité devient la norme, où les adversaires sont réduits au silence par la prison et le meurtre, où la population subit toutes sortes de harcèlements et se voit refuser le moindre service, à défaut d’embrasser la nouvelle religion du Messi-koisme dont il est la divinité. En témoignent ces propos du héros narrateur Bohi-di qui compare cette nouvelle donne aux douloureux moments de l’Inquisition : « Dès le début de l’indépendance, le spectre de l’inquisition fit son apparition. Une nouvelle forme d’intolérance qui n’avait plus pour alibi le Coran, la Bible et Dieu, mais une trinité du désespoir : « Moi, Messie-Koï, mon pouvoir, mon éternité » (Fantouré, 1972, p. 161).

En 1975, Fantouré a encore mieux affûté sa plume. Il revient avec Le Récit du Cirque… de la Vallée des Morts sur la dictature et sur l’indifférence et la peur dont elle se nourrit pour prospérer. Si ce roman se fait plus audacieux sur la forme, la recette est presque la même sur le fond : le culte de la personnalité, socle de toute dictature, prend toujours l’allure d’une religion à laquelle les populations sont obligées d’adhérer sous peine de périr. Cette fois-ci, en lieu et place du Messi-koïsme, le chaos de la dictature et de l’abjection se déploie à travers le culte du « Rhinocéros-Tâcheté », imposé par le lugubre Fahati.[1]Ici, les excès du despote et sa volonté d’écraser tout le monde apparaissent dès les premières pages :

Personnage mystérieux, il apparaît, à bien des égards, comme l’incarnation de l’horreur et du mal. […] Être étrange, sa première apparition dans le texte est réglée suivant un rituel destiné à montrer son aspect singulier et effroyable à mi-chemin entre l’humain et l’inhumain. (Paré, 1997, p. 86)

Dans cette première apparition, on note d’abord une forte mise en valeur de soi, le « nouveau dieu » se magnifiant et déployant tout son orgueil, sans un brin de modestie et adulé par ses adeptes. L’amplification obtenue par la répétition des slogans que le despote lui-même lance en son honneur : « Vive moi ! Vive Moi ! Vive le Rhi-no-cé-ros tâ-che-té ! Vive le Rhi-no-cé-ros tâ-che-té ! (Fantouré, 1975, pp. 12–13), la forte résonnance de sa voix qui perturbe les spectateurs, le nombre de fanatiques qui l’adulent (des millions dit le texte), ainsi que la position élevée qu’il occupe à travers « une ascension irrésistible vers le sommet d’un énorme piédestal » (Fantouré, 1975, p. 13), témoignent de l’ancrage de la dictature et du degré d’oppression que vit le peuple.

Cette apparition en toute pompe du Chef vénéré n’est pas sans rappeler la théâtralisation du pouvoir politique que relève J. Chevrier dans le roman africain postcolonial. Celle-ci y est, en effet, visible à travers le carnavalesque qui prend la forme d’une mise en scène fastidieuse à la fois de l’espace et du mouvement des foules (défilés, bruits, acolytes affairés, solennité excessive empreinte de démagogie). Il note à cet effet « la présence, le plus souvent carnavalesque, de la figure du détenteur du pouvoir suprême, tyran, cruel, bouffon, sanguinaire […] affublé des habituels attributs hyperboliques attachés à sa fonction » (Chevrier, 2009, p. 268).

Après l’entrée en scène grotesque du nouveau dirigeant, se manifeste sa volonté de faire du nouveau culte le seul admis dans le pays, que le culte lui soit réservé exclusivement, rejetant toute autre forme de croyance. Cette volonté représente la pensée unique et la culture du conformisme et de l’intolérance que le dictateur se plaît à cultiver et qu’il décrète clairement dans cette phrase : « Je veux que ce bel animal !... créé !... par l’accouplement !... d’un rhi-no-cé-ros !... et d’une pan-thè-re !... reste pour toujours !... l’unique !... objet de sublimation… dans Ce-pays ! » (A. Fantouré, 1975, p. 17).

Enfin, apparaît l’architecture à travers laquelle son culte se mettra en place. Ainsi, les lieux de culte qu’il entend construire et la façon dont se fera son adoration dénotent encore du rabaissement qu’il veut pour son peuple. On note sur ce point le caractère fermé et sauvage des lieux ainsi que la fréquence et la position exigée des « fidèles » comme marques de dévotion. Ces deux éléments s’allient à la saleté qui entoure la divinité pour marquer l’innommable instauré aux dépens du bonheur collectif. Il proclame :

Architectes vous me bâtirez des autels en l’honneur du dieu de Ce-pays !... M’édifierez des cités pleines de marécages, des brousses, des forêts où vivra votre symbole au milieu de ses fidèles rassemblés ! […] Je veux que mes sujets viennent s’accroupir chaque matin au lever du jour dans les déchets de leur dieu Rhinocéros-tâcheté. (Fantouré, 1975, p. 17–18)

De par la mise en scène de son apparition sur scène donc et à travers la description du nouveau culte ainsi mis en place, se voit le besoin de mystification et l’effort de tuer toute forme de pensée qui pourrait faire naître une prise de conscience et une résistance face à la dictature. Le chef, prenant la figure d’un dieu comme dans les religions, est à obéir. Nul ne saurait le contester parce qu’il représente la figure de l’accompli et le peuple est réduit au rang de simple spectateur d’un spectacle auquel il assiste en se contentant de le suivre sans avoir un rôle à y jouer. Ainsi, comme l’écrit J. Chevrier : « dans tous les cas, l’acteur politique est dieu, il est l’Etat et la loi, il ne saurait être faillible, et dans ces conditions, le spectateur ne possède pas la moindre liberté en raison de la transcendance du comédien en chef » (Chevrier, 2009, p. 278). 

Mais si le chef vient à prendre la figure d’une divinité et faire l’objet d’adoration au point qu’aucune voix n’ose plus s’élever pour lui contester ce statut, c’est en partie, selon Chevrier, la faute au peuple qui se plaît souvent dans cette position de simple spectateur et participe même à l’érection du chef en dieu comme on a vu plus haut la foule scander les slogans en l’honneur du Rhinocéros-Tâcheté. Il note justement que « dans le contexte africain, outre sa passivité de figurant, le peuple en vient à renforcer l’ethos du héros, ou supposé tel, par un soutien souvent passionnel qui encourage le culte de la personnalité » (Chevrier, 2009, p. 277). Dans ce contexte où une foule aussi nombreuse adule le tyran et lui fait croire qu’il est indispensable à la vie de la nation, l’affuble des titres les plus élogieux et le divinise, les rares individus qui se risquent à le contester sont tués comme c’est le cas de Mihi-Mohon, ce personnage qui, pour avoir refusé de se laisser emporter par l’enthousiasme général et la célébration tapageuse à laquelle Fahati appelle le peuple lors de la présentation du Rhinocéros-Tâcheté, est publiquement exécuté comme pour avertir tous ceux qui voudraient agir comme lui.

Il apparaît clairement que dans les deux premiers romans de Fantouré, la dictature – mais aussi le culte de la personnalité qui en est l’une des formes d’expression – se présente comme une nouvelle religion où ce qui est avant tout mis en jeu est l’apparat pour marquer le public. Afin d’impressionner le peuple et de pouvoir le manipuler à sa guise, il faut marquer les esprits en impressionnant par le faste d’une mise en scène hyperbolique. D’ailleurs, en plus de J. Chevrier que nous venons d’évoquer, A. Mbembe explique bien cette scénarisation grotesque par laquelle passe le pouvoir colonial pour se faire omniprésent et s’imposer aux populations pour les mettre dans la posture d’êtres passifs affectés par sa prétendue magnificence. Renversant la perspective bakhtinienne qui ne voit le grotesque que du côté de la plèbe, il soutient que celui-ci, ainsi que l’obscénité qui l’accompagne dans le renversement des valeurs sont tout à fait visibles du côté des détenteurs du pouvoir à travers trois éléments : « (1) dans les lieux et les temps où le pouvoir d’Etat organise la mise en scène de sa magnificence ; (2) dans l’apparat avec lequel il met en scène sa majesté et son prestige ; et (3) dans la façon dont il les donne à contempler à ses cibles » (Mbembe, 2020, p. 186).

Toutes sortes d’artifices sont ainsi mises en œuvre pour faire du pouvoir postcolonial un monstre qui est là, tout près du peuple, l’épouvante, le traumatise, l’impressionne, le violente à l’extrême et se particularise par la théâtralisation, faisant de cette population dont il confisque la liberté l’adepte d’une nouvelle religion où :

l’horreur et la barbarie qui sont au cœur du système [d’adoration] prennent toute leur signification parce que représentées à travers une forme de démesure. Que ce soit les exigences du culte […] ou encore les exécutions, tout semble dépasser l’entendement. (Paré, 1997, p. 86)

Ce qui n’étonne guère, vu la nature des divinités adorées : elles sont toutes marquées du sceau de l’étrangeté. Dans l’une et dans l’autre œuvre de Fantouré, elles se présentent toutes sous la forme de figures surprenantes, symboles de l’hybridation entre des êtres qui n’ont de commun que leur animalité, tout le reste étant un signe de l’extraordinaire apparence. Et c’est justement cet aspect surprenant, cette étrangeté entourant cette identité floue et inconnue qui leur confèrent leur état monstrueux. Ce sont des dieux monstres et d’épouvante que les populations nouvellement indépendantes sont appelées à adorer pour distiller en elles un réflexe de peur et de soumission aveugle à la dictature.

Mais cette monstruosité du corps, créée par l’alliance entre des animaux différents, fonctionne plutôt dans ces romans comme une allégorie. Chaque divinité monstrueuse l’est physiquement, il est vrai, mais par son évocation, elle doit se lire au second degré comme symbole de la dictature et de tout le mal qui y est associé. La monstruosité physique n’est que l’expression de ce qu’est moralement l’être à travers ses actions. En réalité, leur dénomination joue un rôle important dans l’économie du récit, n’étant qu’une façon de montrer, de manière hyperbolique, la violence des dirigeants, Baré-Koulé et Fahati, qu’ils incarnent.

Ainsi, dans Le Cercle des Tropiques, le dieu du messi-koisme – le messi-koï – est Baré-Koulé. Il ne s’agit nullement d’un animal, en réalité, mais d’un homme, le Président des Marigots du sud. Le terme Baré-Koulé, qui permet de caractériser l’être perfide et malhonnête qu’est l’homme politique érigé en divinité par ses partisans, signifie littéralement « chien-singe » en soussou, la langue maternelle de l’auteur. Une formule intéressante pour souligner le caractère surprenant de ce dieu alliant, comme une figure de Janus, deux bêtes diamétralement opposées. Si, dans la culture populaire, le chien est, dans son aspect positif, le compagnon fidèle de l’homme, le gardien de la maison et des troupeaux, le compagnon de chasse, il est négativement caractérisé par son agressivité (symbole de violence). Il est normalement l’ennemi du singe qui est symbole de la malhonnêteté, de la ruse, de la perfidie et de la turbulence, tel qu’on le connaît dans de nombreux contes. Baré-Koulé serait donc cette divinité à l’identité mouvante caractérisée par une hybridité qui met un point d’honneur sur le mal qu’il est capable de semer autour de lui. Ce que montrent les propos suivants d’un villageois interrogé par le narrateur et se plaignant du lot de morts qui rime avec le messi-koïsme : « Les tombes, mon frère, les tombes, nous en creusons de plus en plus. Le parti a remplacé Dieu et a pris le visage de la souffrance et de la mort » (Fantouré, 1972, p. 168).

Le même excès de désolation et de mal entoure le Rhinocéros-Tâcheté, la figure de la divinité mise en scène dans Le Récit du Cirque. Symbole de la violence sous toutes ses formes, cet animal hybride est détourné de sa vocation première pour devenir l’incarnation de la dictature et la divinité du chaos. Il est le fruit de la mise en contiguïté de deux animaux féroces : la panthère, connue à la fois pour sa voracité et son aptitude à la chasse (appartenant à la famille des félins, elle sait se faire discret à l’affût du gibier pour attaquer au bon moment) ; et le rhinocéros, symbole de la force aveugle et du manque de discernement. On voit d’ailleurs, à travers le Rhinocéros-Tâcheté, l’acuité qu’ont prise la violence et l’intolérance du culte symbolisant la dictature.

En effet, la divinité représentée par le Messi-Koi, Baré-Koulé, fait figure d’embryon de la violence et de l’intolérance, caractéristiques de la nouvelle religion ; elle est le culte de la personnalité à ses débuts et a besoin de subterfuges, de tact dans ses méthodes, pour rendre ses assises solides. De ce fait, elle cache quelque fois son jeu pour atteindre ses adversaires (ce que symboliserait le côté rusé et sournois du singe). Par contre, le Rhinocéros-Tâcheté comme divinité est la violence dans toute son ampleur. Il ne s’encombre d’aucune ruse, d’aucune agilité et déploie sa brutalité de la manière la plus féroce. Il n’a rien de subtil. Il agit avec l’extrême cruauté, comme le témoigne cette caractérisation qu’en fait le narrateur :

Gardez à l’esprit ses caractéristiques qui dérivent :[2] 
DE LA PANTHÈRE, BÊTE DE LA CRUAUTÉ […]
DU RHINOCÉROS [ …]
PUISSANCE BÊTE
ATTAQUE TOUT CE QUI
BOUGE OU LUI RÉSISTE
TUE PAR INSTINCT
DE CONSERVATION
 (Fantouré, 1975, pp. 85–86).

Mais, si l’hybridité des divinités est une façon de suggérer leur monstruosité morale, celle-ci ne symbolise pas exclusivement leur inclination à l’extrême violence. Elle signifie aussi leur immoralité, leur bassesse car, comme le soulignent encore Duperrex et Dutrait « le monstre [est aussi] une personne […] dénaturée ou remarquable par quelque vice poussé à l’extrême [et] sous [un] angle platonicien, la monstruosité morale consiste à laisser la satisfaction des besoins et des désirs prendre le dessus sur la raison » (Duperrex et Dutrait, 2011, p. 19). Ce qui n’est pas sans rapport avec la vulgarité et l’obscénité caractéristiques du reversement carnavalesque que note M. Bakhtine en évoquant des scènes de banquet, des jurons, et autres pratiques qui versent dans le désordre et l’anormalité relevés chez Rabelais.

On peut associer cette monstruosité caractérisée par la recherche excessive du plaisir à la lubricité quand on sait que « [la] matrice [de la monstruosité] est principalement sexuelle » (Duperrex et Dutrait, 2011, p. 20). Or, il se trouve justement que ces divinités du chaos sont aussi des divinités de la perversion sexuelle à travers laquelle elles tombent dans la plus grande abjection. A l’image des guides providentiels mis en scène par Labou Tansi dans La Vie et demie, les dirigeants érigés en divinités et leurs acolytes des romans fantouréens ont un appétit sexuel vorace. Ils multiplient les conquêtes amoureuses. Ainsi, au sujet des dignitaires du Messi-koïsme, on lit : « Et quels taureaux reproducteurs ! Là où un sujet hésitait à faire des enfants à sa femme désirable, les koïs [dignitaires du régime] s’en chargeaient, sans scrupules, avec la conscience de ceux qui se sentent les maîtres » (Fantouré, 1972, p. 268).

Quant au personnage qui se présente sur scène comme le Rhinocéros-Tâcheté, il montre que ses excès sont si grands qu’ils frôlent désormais une « pulsion de mort » lorsqu’il avoue que « dans Ce-pays, à l’heure actuelle, une femme sur deux a été [sa] maîtresse, ou elle le sera dans la mesure où elle [lui] paraîtra désirable… [Il] en use par défi contre [ses] sujets et contre [sa] propre lassitude de survivre aux excès » (Fantouré, 1975, p.16).

Ainsi, à la cruauté du pouvoir postcolonial que suggère la monstruosité grotesque des divinités qui se déploient dans le texte sous la figure de l’hybridité s’ajoute l’excès dans le vice, la débauche, la vulgarité portée au paroxysme au point de rappeler cette remarque d’A. MBembe qui note que « le grotesque et l’obscène font partie de l’identité propre des régimes de domination en postcolonie » (Mbembe, 2020, p. 186).

La dénonciation de la dictature dans ces deux romans de Fantouré passe donc par l’allégorie du culte d’un être monstrueux qui symbolise à la fois l’excès du mal, le désordre et la cruauté qui sont caractéristiques de nombreux régimes postcoloniaux en Afrique. Baré-Koulé et le Rhinocéros-Tâcheté ne sont rien d’autre que l’incarnation d’une Afrique qui a du mal à trouver ses repères, dirigée par des hommes assoiffés de pouvoir et incapables de ficeler de solides programmes de développement en faveur de leurs pays qui végètent sous les fléaux du népotisme, du despotisme et du néocolonialisme. De ce fait, ces deux textes rejoignent cette panoplie d’œuvres littéraires africaines dont R. Astuc dit qu’ils relèvent du roman de la dictature et

déploie[ent] […] presque tout naturellement un grotesque de forme relativement classique [..] qui passe par la représentation exubérante de la cruauté, de la vulgarité, et finalement de la démesure du pouvoir, et qui se [font] par là même un instrument de critique et surtout de résistance à la tyrannie (c’est un grotesque qui a recours aux énormités rabelaisiennes à des fins humanistes et qui opère ce mouvement de renversement carnavalesque que décrit Bakhtine). (Astuc, 2010, pp. 14–15)

Et rien de mieux qu’une écriture faite de mélanges, qui refuse le cloisonnement dans les limites d’une école ou d’un genre pour représenter ce chaos où toutes les valeurs de référence sont remises en cause. Il naît alors un texte aussi hybride que les divinités qu’elle met en scène pour dire la monstruosité de ces lendemains qui déchantent.

3. La monstruosité textuelle : une innovation scripturale au service de la représentation du chaos politique

Parlant du roman, M. Bakhtine écrit qu’il

permet d’introduire dans son entité toutes espèces de genres, tant littéraires (nouvelles, poésies, saynètes) qu’extra-littéraires (étude des mœurs, textes rhétoriques, scientifiques, religieux, etc.). En principe, n’importe quel genre peut s’introduire dans la structure du roman et il n’est guère facile de découvrir un seul genre qui n’ait été, un jour ou l’autre, incorporé par un auteur ou un autre. (Bakhtine, 1978, p. 141)

S’il faut convenir avec Bakhtine qu’il est dans l’essence même du roman d’être polyphonique et hybride, il faut aussi reconnaître qu’il existe des œuvres qui le sont plus que d’autres. Certains romans poussent la polyphonie et l’hybridité au point où la profusion des formes donne au texte l’image d’un corps grotesque. Dans la littérature africaine, le roman postcolonial se loge généralement dans cette enseigne de sorte que des critiques comme D. H. Pageaux (2010) parle à son sujet d’un « nouveau baroque ».

En effet, nous rappelions plus haut la nouvelle voie prise par les romanciers africains de la période qui a suivi la décolonisation. Suivant l’exemple des Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma qui donne au roman africain un nouveau visage en en faisant un rendez-vous des cultures occidentales et africaines, nombreux sont les romanciers qui s’essaient à peindre les nouveaux dirigeants et leurs régimes concentrationnaires en laissant libre cours à leur féconde imagination sur le plan formel. On observe alors la naissance de romans qui deviennent une sorte de fourre-tout où la fantaisie et le jeu permettent de dire les dérives d’un système politique chaotique en humanisant ses excès et sa folie. Alioum Fantouré participe bien à cette nouvelle entreprise dès son apparition sur la scène littéraire. Mais s’il se lance dans cette voie avec un peu de timidité dans Le Cercle des Tropiques,[3] c’est avec Le Récit du Cirque que son goût pour la recherche formelle explose. Ce roman d’une grande complexité, autant que le Rhinocéros-Tâcheté dont il met en scène les ravages, détonne par son étrangeté. Le lecteur peut bien se demander s’il s’agit d’un roman, d’une pièce de théâtre ou du compte rendu d’une projection cinématographique. Mais c’est tout ceci à la fois. Aussi, peut-on lire sous la plume de G. O. Midiohouan, à propos de l’art de Fantouré dans cette œuvre :

[Le romancier trouve] des innovations audacieuses au niveau de la forme : une écriture résolument anti-coformiste (jusque dans la typographie) qui affranchit les faits de la tutelle de la narration en leur conservant leur autonomie et leur nudité, évolue par tâtonnements (d’où une certaine discontinuité dans le récit) dans son exploration de la vérité, fait appel à des procédés du théâtre et du cinéma, à la prose mais aussi à la poésie, à la réalité et au mythe, le tout dans le cadre d’un spectacle étrange se déroulant dans une salle où acteurs et spectateurs assistent et concourent également à la représentation-vision d’un monde tragique et inhumain. (Midiohouan, 1984, pp. 22–23).

Aussi, A. Angui, qui se préoccupe d’explorer de manière détaillée cette hybridité, cet « anticonformisme » de Le Récit du Cirque et les diverses ressources qui la composent, place ce roman dans le giron de la transgénéricité et de la translittérarité.

Mais avant de prendre la forme d’un roman où l’on note la « présence de plusieurs genres littéraires au sein d’un autre […] de phénomènes non littéraires dans un texte littéraire » (Angui, 2016, p. 28), nous allons montrer que Le Récit du Cirque apparaît tout d’abord comme une œuvre hybride parce qu’elle est un rendez-vous de l’intertextualité. Cette dimension intertextuelle de l’œuvre se manifeste à travers ce que G. Genette appelle le procédé de l’allusion, c’est-à-dire le fait que dans un texte nouveau se lise une référence implicite à un texte plus ancien. Cette allusion peut être reconstituée dès les premières lignes du roman où on lit : « […] ainsi quand débute, à cet instant, le Récit du Cirque de la Vallée des Morts, nous entrons comme des intrus dans un nouveau théâtre qui donne son premier acte » (Fantouré, 1975, p. 11).

L’expression « nouveau théâtre » qui apparaît dans ce passage n’est pas sans conséquence. Elle suggère, dès le début du récit, l’intertextualité à laquelle fait recours le roman en revoyant au théâtre de l’absurde qui porte ce nom et en faisant penser particulièrement à une pièce produite par cette école : Rhinocéros d’Eugène Ionesco. On note la proximité entre ce titre et le Rhinocéros-Tâcheté qui fait l’objet de culte dans le roman de Fantouré. On remarque aussi la ressemblance entre les problèmes abordés : la maladie de la « rhinocérite » qui se propage dans la pièce d’Ionesco et le culte du Rhinocéros-Tâcheté symbolisent tous les deux le totalitarisme dont la montée en puissance est favorisée par l’indifférence et le conformisme. Aussi, Le Récit du Cirque participe de l’absurde dont se réclame la pièce d’Ionesco par le manque de logique caractéristique du culte du « dieu maléfique » : on y voit des gens soumis à la torture et condamnés pour n’avoir été coupables de rien, une revendication assumée du mal qui rime avec la folie, comme dans ce passage :

Je veux la bêtise-reine-mère !... la lâcheté-sœur-supérieure !... l’ignorance-cousine-germaine !...[…] Je rêve d’une caverne-forteresse pour les enfants de Ce-pays ! Je rêve de la crasse organisée et la loi de la jungle sous mon contrôle absolu !... Je veux qu’aux yeux-du monde, ce territoire retourne à jamais dans la nuit des sans-espoirs. (Fantouré, 1975, p. 17).

Si d’habitude la dictature est fondée sur une certaine forme de manipulation qui dissimule ses véritables objectifs sous des discours qui prônent le bien, une revendication de la démocratie et l’exposé d’un programme de développement, ici l’absurdité veut que soit clairement assumé le chaos souhaité par le despote. D’ailleurs, ce clin d’œil fait aux dramaturges qui mettent leur art au service de la dénonciation de la dictature, Alioum Fantouré l’a toujours fait depuis son premier roman. En effet, l’on se rappelle que la deuxième partie de Le Cercle des Tropiques porte comme titre « Le Cercueil de zinc ». Or, cet intitulé fait référence à un vers contenu dans « La chanson sur l’ennemi de classe », un texte subversif de Bertolt Brecht où il dénonce le mensonge et la trahison, d’où son utilisation par le romancier guinéen pour fustiger la hargne de Baré Koulé et de ses affidés contre la population, hargne qui n’épargne même pas un enfant juste coupable d’avoir affiché le poème d’un auteur déjà mort.

Comme on peut aisément le constater, il y a bien de l’intertextualité dans les romans de Fantouré en ce sens qu’ils font référence à des textes qui leur sont antérieurs. Mais, cette relation intertextuelle s’établit avec des textes venant d’autres genres, notamment le théâtre et la poésie. C’est pourquoi, nous convenons avec Angui (2016) que Le Récit du Cirque par exemple est une œuvre foncièrement transgénérique. Et le premier genre auquel il fait appel est le théâtre.

Ainsi, sa page de couverture porte bien la mention « roman ». Il existe bel et bien un narrateur qui conduit ce récit faisant office de cirque. Mais dès la première page, on est surpris par les titres de parties choisis par l’auteur. On y voit clairement des références au genre dramatique par la mention « Premier chapelet […] THÉÂTRE » (p. 9).

Au théâtre, s’ajoute la poésie. En effet, nombre de passages, par leur disposition sous forme de vers, par les nombreuses répétitions, les figures d’amplification et de mise en relief, les terminaisons qui font figures de rimes en portent la marque. Ainsi, en plus de sa forme prosaïque majoritaire, le texte incorpore des poèmes à l’image de cet hymne à la Forêt Sacrée que l’on retrouve dans les pages 76 et 77 ou encore de cette complainte d’une victime de la dictature qui « meurt en essayant de comprendre les motifs de son assassin » (Fantouré, 1975, p. 114), et qui s’étend de la page 114 à la page 115. Tous ces passages écrits en vers corroborent la remarque suivante d’A. Angui : « L’œuvre d’Alioum Fantouré ne se départ pas du genre poétique, en ce sens qu’elle l’emploie pour véhiculer, sans circonlocutions, certaines réalités sociales » (Angui, 2016, p. 31).

En dehors des genres de la littérature écrite, Le Récit du Cirque fait recours à ceux de la littérature orale rappelant ainsi ce que Bakhtine notait à propos de l’écriture de Rabelais dans ce qu’elle a de lien avec la culture populaire. Ainsi, la représentation du grotesque au niveau thématique se trouve aussi pris en charge au niveau formel par une hybridation qui fait recours aux traditions africaines dont R. Astuc (2010) rappelle justement qu’elles ne sont pas ignorantes du grotesque observable dans nombre de cérémonies rituelles.

La ressource appartenant à la tradition orale à laquelle Fantouré fait appel dans son roman est le genre du mythe pour expliquer certains éléments de la fiction au lecteur. Parmi les mythes convoqués, le plus célèbre est sans doute celui qui est présenté sous la forme d’une légende intitulée le récit de « La Communauté des Intolérance » (Fantouré, 1975, p. 73). Ce récit sert de levier au narrateur pour expliquer la façon dont le Rhinocéros-Tâcheté a été transformé en dieu maléfique. Le type de mythe auquel fait souvent allusion le texte est ainsi le mythe des origines comme le note encore Angui : « L’œuvre d’Alioum Fantouré présente trois types de mythes génésiaques que sont les naissances du cours d’eau Faha, du Rhinocéros-Tâcheté et du culte Rhinocéros-Tâcheté » (Angui, 2016, p. 30).

Par ailleurs, le texte dépasse la dimension intertextuelle et de la transgénéricité pour incorporer celle de la translitérarité en convoquant le cinéma. Nombreux sont, en effet, les passages qui évoquent une diffusion d’images pour soutenir la pièce qui se joue ou la narration d’une scène, à l’image de ce passage où l’on lit : 

Rassurez-vous. J’ai des diapositives en noir et blanc et celles en couleur, prises sur le vif à travers le monde, des films également du même genre. Je sais que vous avez installé des projecteurs dans tous les coins de votre théâtre. Comme images de soutiens à mes propos, pourrais-je les projeter ? – Bien sûr, accepte Saibel-Ti. (Fantouré, 1975, p. 19).

D’ailleurs, on peut remarquer la quasi prédominance de l’art cinématographique dans le roman par le fait qu’il soutient « comme élément testimonial ou une exemplification » (Angui, 2016, p. 37) la majeure partie des actions narrées ou représentées sur scène au point que tous les chapelets (nom donné aux différentes subdivisions du roman), exception faite du premier, portent la mention « Film ». Aussi, à la fin du roman, même si l’image n’est plus associée à cette dernière mention, elle fait référence à un cadre voisin, celui de la télévision. Cette pratique de Fantouré est illustrative de ce que pense Angui du lien grandissant entre littérature et médias dans le champ africain : « Il faut noter que dans le champ littéraire africain actuel, les médias et les arts émaillent les textes romanesques. Toutes choses qui ont mis au goût du jour la notion d’intermédialité » (Angui, 2016, p. 37).

Le côté innovant de Le Récit du Cirque ne se limite pas à cette hybridation qui fait se cohabiter des morceaux de textes relevant de genres et d’arts différents. Il s’observe aussi à travers cette forme de jeu que devient l’écriture du roman. Ce jeu prend plusieurs formes. La première qu’on peut noter se situe sur le plan typographique qui met en exergue plusieurs phrases à travers différents procédés. Sur ce point, on peut remarquer un usage surabondant de la virgule dans de longues phrases où l’auteur se plaît, à travers la figure de l’accumulation, à aligner de longues énumérations. On peut observer également la fréquence des points de suspension qui, dans une phrase, comme s’ils traduisaient typographiquement les paroles hachées d’un personnage essoufflé, sont accompagnés de tirets qui découpent tous les mots en syllabes. Ce phénomène peut être illustré par le passage qui présente le Rhinocéros-Tâcheté en début de roman.

Participe du même phénomène de découpage, l’usage des barres obliques, comme pour matérialiser une césure ou encore pour aligner les sèmes d’une figure ou les traits d’un phonème tel que pratiqué par les linguistes. On peut noter, enfin, la mise en exergue de certains énoncés, comme pour traduire l’excès du mal que vit Ce-pays par leur écriture entière en majuscules. Ainsi que le note Rouch donc,

Fantouré recourt à une mise en page pour le moins inhabituelle, mots ou phrases entières écrites en caractères majuscules ou décalés, utilisation de la litanie, de l’énumération longue, de l’anaphore. Cette disposition graphique lui permet d’agresser le lecteur, théoriquement second mais évidemment premier destinataire de l’œuvre, le spectateur n’étant que sa projection. (Rouch, 1987, p. 185).

La seconde forme de jeu remarquable dans le roman de Fantouré est l’autoréférentialité où le roman déploie son propre mode de création, fait explicitement référence au fonctionnement du texte littéraire, au travail de l’écrivain. Ainsi, par une sorte de métalepse qui n’est pas sans rappeler le célèbre Jacques le fataliste et son maître de Didérot, le récit met côte à côte Saibel-Ti,[4] l’auteur de la pièce de théâtre représentée dans le roman, et son personnage Afrikou. On note une première métalepse quand, après s’être comporté comme un acteur de la pièce qui se joue, Saibel-Ti se range du côté des spectateurs qu’il apostrophe pour leur expliquer le fonctionnement du récit : « À partir de ce moment Afrikou prend la parole. Tant que je n’interviendrai pas pour m’annoncer comme nouveau narrateur, c’est que je suis moi-même auditeur de notre compagnon et puis Afrikou est si passionnant à écouter » (Fantouré, 1975, p. 71–72).

Suit une seconde métalepse où, par une sorte de délégation de pouvoir, Saibel-Ti donne la latitude à Afrikou de dévoiler le montage qui se cache derrière la fabrication de son récit. Ce qui a pour effet de faire passer ce personnage du plan de l’énoncé à celui de l’énonciation, rompant de ce fait la barrière entre fiction et référent :

[…] légende ou mythe, le fleuve souterrain Faha est une de mes créations, ce mythe a été inventé de toute pièce. Sur un autre plan, le mythe du Rhinocéros-Tâcheté est également le résultat d’une de mes expériences d’approche d’une des milliers de solutions possibles d’aliénation des hommes… Ainsi, quand dans la pièce du théâtre, le personnage central énonce « Je veux que !.. ce bel animal !.. que j’ai créé par l’accouplement !.. d’un rhinocéros !.. et d’une panthère !.. » –eh bien… Il mentait.. Il n’a rien créé par accouplement. […] Comme vous le constatez, je fais et défais légendes et mythes à ma guise. (Fantouré, 1975, p. 72)

Ainsi, le texte fantouréen prend une allure monstrueuse par son étrangeté que produisent toutes ces techniques scripturales pour dire la monstrueuse grotesque des divinités qu’il met en scène. Cette exubérance des formes,

loin d’être un écheveau scriptural, constitue un tout harmonieux avec pour point d’orgue la thématique suivante : stigmatisation de la misère, de la souffrance, de l’intolérance, du désespoir et de la mort lente, mais sûre du peuple [qui ploie sous la dictature]. (Angui, 2016, p. 38)

4. Conclusion

Il apparaît donc qu’A. Fantouré participe, à travers Le Cercle des Tropiques et Le Récit du Cirque de la vallée des morts, ses deux premiers romans, à l’élan de renouvellement du roman africain après les indépendances. Sur le plan thématique, sa cible est la dictature qui trahit les valeurs de fraternité, de liberté et de développement auxquelles s’étaient attendus les peuples après le départ du colonisateur. Il montre que l’atmosphère qui prévaut est plutôt le chaos politique fait d’arrestations arbitraires, d’emprisonnement, de désordre et de mort associés à la veulerie la plus abjecte que déploient des dirigeants plus enclins à instaurer un culte de leur personnalité et une course effrénée pour le plaisir. La voie qu’il trouve pour symboliser cette dérive est l’allégorie religieuse qui présente des divinités dont la monstruosité que leur confère leur identité hybride symbolise tout le mal de cette nouvelle société qui n’arrive pas à trouver ses repères.

L’originalité de la thématique du pouvoir politique monstrueux s’accompagne d’une innovation sur le plan de la forme romanesque à travers divers procédés qui font que le texte apparaît comme une écriture du grotesque qui « se reconnaît avant tout par la mise en œuvre d’effets esthétiques forts qui passent […] par la disposition d’ « impossibilités » réalisées, par le mélange d’éléments contradictoires » (Astuc, 2010, p. 13). C’est donc à travers un texte à identité hybride, fait de mélanges de tous genres, que se dit la monstruosité politique grotesque et carnavalesque du pouvoir postcolonial.

Il ressort de notre analyse que ce qui est à l’œuvre dans les deux romans de Fantouré, c’est un état de transit où l’on semble avoir quitté un stade dont on n’arrive pas à se défaire totalement pour un autre qui demeure encore flou. Ainsi, Le Cercle des Tropiques oscille entre les valeurs du monde colonial dont viennent de sortir Les Marigots du sud et la nouvelle donne d’une indépendance qui reprend en grande partie, en les affinant, les mauvaises pratiques du système colonial pour mieux dominer un peuple dont l’espoir a été trahi. Le Récit du Cirque déploie aussi cet entre-deux parce qu’il oscille entre ce que J. Paré (1997) appelle une « dystopie » provenant de la mise en scène d’une « anti-société » c’est-à-dire une société « qui ne permet pas l’épanouissement de l’individu » (Paré, 1997, p. 88) et une « euchronie », un espoir né de la volonté de pousser le peuple à se débarrasser des dictatures. Il s’avère donc que dans les deux romans de Fantouré, autant les divinités symboles de la dictature et de son mal sont hybrides, autant les textes peuvent se lire comme un état transitoire où le mélange entre passé et présent, crainte et espoir, violence extrême et lutte pour l’émancipation, participe de la mise en scène littéraire du grotesque tel que pensé par M. Bakhtine. On peut dire que ces textes déploient une hybridité semblable aux divinités qu’ils mettent en scène pour dire la monstruosité et le flou qui entourent un avenir qui fait peur.

Références bibliographiques
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  • Sow, Mamadou Yaya (2021). Le personnage abject dans l’œuvre de Libar Fofana [Thèse de doctorat en Littératures africaines, Université Général Lansana Conté de Sonfonia-Conakry]. HAL science ouverte. https://hal.science/tel-03658642/document
  • Tchassim, Koutchoukalo. (2016). Fictions africaines et écriture de démesure. Editions Continents.

Notes

[1] Nom signifiant « le tueur », en soussou, langue maternelle de l’auteur.

[2] Nous avons reproduit le texte tel qu’il se présente dans le roman.

[3] Ce roman, hormis quelques nouveautés comme l’amour pour les anachronies narratives, l’utilisation de la langue maternelle, surtout pour désigner les personnages, reste relativement dans les canons des anciens notamment en ce qui concerne la langue. 

[4] Ce nom qui signifie « celui qui écrit », « l’écrivain », fait lui-même figure de marque d’autoréflexivité où le roman renvoie, comme un reflet perçu dans un miroir, l’image de l’acte d’écriture. 


Mamadou Yaya Sow est enseignant-chercheur au département de Lettres modernes de l’université Général Lansana Conté de Sonfonia-Conakry. Il est aussi, au compte de l’ANAQ Guinée (Autorité Nationale d’Assurance Qualité), expert évaluateur des programmes et institutions d’enseignement supérieur. Titulaire d’un doctorat en Lettres et Sciences du langage (spécialité : littératures africaines) après la soutenance d’une thèse intitulée Le personnage abject dans l’œuvre de Libar Fofana, il s’intéresse principalement dans ses recherches à la question de l’altérité, aux enjeux liés à la perception de la différence dans la littérature africaine. 

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