Quand les applications mobiles s’invitent dans la fiction : la littérature gay « grindrisée »

Quand les applications mobiles s’invitent dans la fiction : la littérature gay « grindrisée »

Florian Fraissard / Université Jean Monnet / France

Nous nous proposons d’étudier le lien entre littérature et nouvelles technologies à travers la question de l’intégration des applications mobiles au sein de la création littéraire gay des années 2010. L’image et le fantasme occupent une place prépondérante au sein de cette nouvelle technologie. Leur insertion dans le champ littéraire conduit à redéfinir les rapports à l’image, à soi et à la fiction littéraire. Les applications semblent donc être un facteur de mutabilité textuelle dans la mesure où elles modifient un certain nombre de codes littéraires faisant de la littérature gay un espace « grindrisé ».
Mots clés : études culturelles ; études gays ; littérature contemporaine ; intermédialité ; technologie

1. Introduction

Penser conjointement la littérature et la technologie est une nécessité dans l’appréhension des enjeux de la création artistique à l’ère du numérique. Le XXIe siècle naissant est précisément marqué par le « tournant de la mobilité » (Licoppe, 2016, p. 119). De fait, un nouvel univers technologique a vu le jour dans les années 2010, sous la forme d’un espace virtuel rendu accessible à toutes et tous par la diffusion des téléphones intelligents et de leurs applications mobiles qui se sont converties en un autre lieu d’investissement des pratiques culturelles et de la projection de soi. Ce phénomène global se décline, cependant, différemment suivant l’usage qu’en font les différentes communautés. Ainsi, avec la création en 2009 de l’application Grindr, la communauté gay occidentale, puis mondiale, a vu ses pratiques interrelationnelles profondément modifiées, à la fois par une redéfinition de l’espace érotique et aussi par une nouvelle forme de subjectivation permise par la création d’un « profil ». Ce terme, qui étymologiquement renvoie aux « contours » d’une entité, désigne aujourd’hui spécifiquement « l’ensemble de renseignements […] fournis […] sur un site » (Le Petit Robert, 2021, p. 2035). À travers cette application mobile, la notion même de distance se trouve profondément modifiée et entraîne une mutation des schémas relationnels traditionnels propres à l’érotique gay. Aujourd’hui, « les corps mobiles sont aussi de plus en plus, et presque toujours, des corps connectés » (Licoppe, 2016, p. 120), grâce à quoi le fantasme peut rivaliser avec la réalité. D’autres applications généralistes ont vu le jour par la suite, et ont été l’objet d’une appropriation par la communauté gay, comme la messagerie instantanée WhatsApp apparue en 2009, ou le réseau social Instagram, créé en 2010, où l’image est promue en moyen unique d’expression.

Si la sociologie et la géographie se sont emparées de ce nouvel objet d’étude, les études littéraires l’ont encore peu étudié. Cependant, les applications mobiles s’intègrent aisément dans le questionnement propre à l’intermédialité, dans la mesure où « los avances tecnológicos han originado la proliferación de nuevos medios que, inevitablemente, se han mezclado con los soportes preexistentes intensificando el fenómeno de la intermedialidad »[1] (Venzon, 2018, p. 11). L’espace littéraire peut dès lors être envisagé comme espace d’accueil des « médias positionnels » (Licoppe, 2016, p. 120). Cette intégration des pratiques culturelles technologiques à l’espace esthétique interroge « la remédialité » (Venzon, 2018, p. 13) de la littérature en tant qu’intégration d’un « média dans un autre » (ibid.), mais aussi de sa « transmédialité » en tant que « transposition d’un média dans un autre » (ibid.). Car, en effet, l’insertion des applications mobiles dans le champ esthétique est un phénomène de « thématisation » significatif de la littérature gay contemporaine, c’est-à-dire que, pour la première fois, un élément du réel se transforme en élément structurant du domaine littéraire, « una parte del mundo que por primera vez pasa a ser literatura »[2] (Guillén, 2005, p. 235). Il convient, par conséquent, d’interroger les mutabilités textuelles induites par l’irruption de ce nouveau média dans la poétique gay.

Nous examinerons cette question en confrontant trois œuvres gays contemporaines, chilienne et françaises, qui toutes ont pour « univers partagés » (Saint-Gelais, 2011, p. 23) les applications mobiles. Le livre Sudor (2016) du chilien Alberto Fuguet, est un texte a-générique qui relate, sur près de six-cents pages, trois jours de la vie du narrateur, Alfredo, éditeur qui fait la rencontre de Rafa, fils d’un grand écrivain du Boom. Cette rencontre donne naissance à une relation brève et tragique, alors même que le narrateur est hanté par les souvenirs de sa relation passée avec un certain Julián. Ces événements ont lieu durant une canicule printanière qui écrase Santiago sous la chaleur. Adolfo parcourt la ville, téléphone en main et l’application Grindr allumée, en quête de rencontres. Le roman Les vacances du petit Renard (2018) de l’écrivain français Arthur Cahn, Prix du roman gay 2018, est le récit des quelques semaines de vacances estivales qu’un jeune adolescent gay de 14 ans passe à la campagne en famille. Sa tante est présente avec un ami gay à elle, d’une quarantaine d’années et sur qui le désir du protagoniste, Paul, va se fixer immédiatement. Ne pouvant entrer en contact directement avec lui, il va utiliser l’application Grindr pour communiquer avec Hervé anonymement derrière l’écran de son téléphone. Enfin, la dernière œuvre est un double roman, Un coup d’un soir suivi de Dans le lit de Marin (2019) de Mathieu Bermann. Le narrateur, dont on ignore le nom, raconte la naissance et le déroulement de son histoire avec un jeune homme nommé Marin et rencontré sur l’application Instagram. Mais, l’un vit en Belgique et l’autre en France, ce qui conduit à une relation majoritairement virtuelle et faite d’échanges de SMS. L’incompréhension du narrateur face au délitement du désir que Marin éprouvait pour lui le conduit à écrire cette histoire, à en faire le roman que le lecteur tient entre ses mains.

2. L’image : de l’écran à la page

Aujourd’hui plus que jamais sans doute, l’image est au centre de notre culture tant « les relations sociales sont médiatisées par les images » (Faccioli, 2007, p. 9). Le développement des téléphones intelligents, dont la fonction d’appareil photo est quotidiennement utilisée, est pour beaucoup dans l’avènement d’une telle société de l’image. Les applications qui nous intéressent ici, Instagram et Grindr, sont précisément des espaces où l’image est reine. Mais il convient de s’entendre sur le sens que l’on prête à ce terme polysémique. En effet, selon Le Petit Robert, l’image peut renvoyer à la « reproduction visuelle d’un objet sensible » (Le Petit Robert, 2021, p. 1278), sens qui inclut la photographie, l’infographie et les représentations artistiques. Le terme peut également désigner « ce qui évoque quelque chose ou quelqu’un, ce qui correspond à quelque chose ou quelqu’un » (Le Petit Robert, 2021, p. 1279), par représentation, analogie ou similitude, ce qui englobe aussi bien « la ressemblance » que l’image poétique. Enfin, le substantif peut désigner la « représentation mentale d’origine sensible » en tant que « vision intérieure […] d’un être ou d’une chose » (ibid.). La question de l’image véhiculée par les applications concerne, à des degrés divers, les trois aspects de la définition précédente. Elle est, effectivement, une reproduction de soi produite par le sujet lui-même et traduite dans le cas présent par le langage littéraire.

La prépondérance du visuel est manifeste lorsque Paul, le protagoniste du roman Les vacances du petit Renard, découvre le fonctionnement de Grindr : « Un écran jaune s’allume. […] Une ribambelle de vignettes carrées apparaît. […] Il y a trois photos par ligne et cinq lignes d’affichées simultanément à l’écran » (Cahn, 2018, p. 79). La répétition du substantif « écran » en début et fin de description montre que celui-ci est la mesure de l’espace visuel qui se limite aux dimensions de l’écran. Les vignettes dont fait mention le narrateur contiennent précisément des images : « Chacune ou presque contient une photo d’homme, souvent un visage, parfois un torse musclé ou un slip en gros plan ; plus rares sont les profils vides » (Cahn, 2018, p. 79). On remarque à la fois une diversité dans les images et, en même temps, une insistance manifeste sur certaines parties du corps. De fait, l’image de l’application fragmente le corps, ce que la syntaxe de l’énumération traduit dans le champ littéraire. Les parties mises en avant sont les points de fixation du désir, le visage, le torse et le sous-vêtement. L’image de Grindr emporte avec elle une dimension nettement sexuelle.

L’observation que fait Alfredo, le protagoniste de Sudor, de l’écran de Grindr est assez semblable : « mira algunas caras, algunos torsos, algunos torsos-con-cara posando frente al espejo de un baño. Selfies sexuales. Casi todos con poco pelo corporal »[3] (Fuguet, 2016, p. 119). L’écran de l’application est une mosaïque d’images dont on voit effectivement qu’elle fragmente ou recompose le corps. La création d’un néologisme composé « torses-avec-visage » est une mutation lexicale qui intègre au signifiant le signifié de cette image découpée avec précision dans l’intégrité du corps. Ce néologisme s’accompagne d’une nouvelle taxinomie avec la création du terme « selfie sexuel » où la banalité de la pratique quotidienne du selfie se trouve réinvestit par le sexuel. On voit combien l’autoportrait corporel est une image construite par son auteur.

Un phénomène quasi identique préside aux publications sur Instagram, application centrée sur l’image. Dans le roman de Mathieu Bermann, le narrateur autodiégétique confie qu’une des photos de Marin l’« impressionnait entre toutes, où sa chemise était à peine boutonnée, si peu qu’à un bouton près elle ne l’était plus du tout » (Bermann, 2019, p. 13). Là encore, l’image est le résultat d’un travail de construction de la part de Marin. Tout tient à un bouton, qui fait que l’image se tient au bord de l’érotique mais sans y tomber, car comme le rappelle le narrateur : « Instagram n’est pas un site de rencontre et je ne cherchais personne » (Bermann, 2019, p. 14). Néanmoins, Marin joue de cette construction visuelle de la limite et de la frontière, éveillant un désir qu’il maintient, cependant, à distance : « l’expression un peu terrifiante du désir, à la fois surjoué et tenu à distance » (Bermann, 2019, p. 13). L’image semble être tout à la fois appel et refus.

En effet, comme Roland Barthes le consigne dans ses Fragments d’un discours amoureux : « l’image c’est ce dont je suis exclu » (Barthes, 1977, p. 157). C’est là un phénomène paradoxal, rendu encore plus frappant à travers l’écran. Les images que contemplent Paul, Alfredo et le narrateur du double roman français sont offertes à tous. Elles rendent foncièrement charnel un pur objet de technologie, le téléphone. Mais, en même temps, cette image est doublement excluante et inaccessible. Comme toute image, elle fige un corps et, par là même, elle le déréalise. Mais de surcroît, dans le cas des applications mobiles, l’image appartient à l’espace du virtuel, qui s’offre pour mieux se dérober. Comme s’en émeut Paul : « Hervé est là, sous ses yeux, dans le téléphone » (Cahn, 2018, p. 106). Les prépositions « sous » et « dans » marquent à la fois la disponibilité de l’image et, en même temps, son inaccessibilité, car enfermée dans l’objet technologique.

Cependant, l’exclusion qu’impose l’image n’empêche pas, bien au contraire, la naissance du désir. L’histoire entre Marin et le narrateur commence par une image. Le narrateur « suit » Marin sur Instagram, le terme est, d’ailleurs, éloquent de cette distance et du fait que l’image a toujours un coup d’avance, et découvre une photo qui le conduit à lui écrire : « Il y apparaissait en ‘mode banquier’ […] : chemise impeccable, on ne peut plus boutonnée […]. C’était une autre forme de stéréotype » (Bermann, 2019, p. 14). Cette image s’oppose à la précédente, dont a fait mention le narrateur, là encore pour une question de bouton. Ici, le corps est « impeccablement » caché sous une chemise parfaitement boutonnée. Mais ce corps vêtu, c’est un corps fétichisé précisément par le vêtement. Si le stéréotype « rédui[t] les singularités » (Le Petit Robert, 2021, p. 2434), il construit les fantasmes. En publiant cette image, Marin se dé-singularise pour se ré-érotiser dans l’espace codifié du fantasme. Et par voie de conséquence, l’image stéréotypée produit une parole stéréotypée : « Ça ne me dérangerait pas que tu sois mon banquier » (Bermann, 2019, p. 14). Alors même que le narrateur ne répondait « jamais à ce genre de photos, même à celles des beaux garçons, on y passerait sa vie » (Bermann, 2019, p. 14), il décide de lui écrire. Mais il le fait en poursuivant le stéréotype de l’image dans le langage. Effectivement, il ne dit pas simplement qu’il le trouve beau ou séduisant, mais il entre dans le jeu du fantasme que proposait l’image en construisant un récit qui le prolonge et l’actualise.

Le discours prend alors une dimension performative dans la mesure où il fait du fantasme, en tant qu’apparition visuelle, un récit à même d’être investi par le désir. Cette plasticité de la langue, capable d’accueillir toutes les virtualités pour leur donner forme et sens, est manifeste lorsqu’Alfredo regarde « toda la oferta de Grindr. Todos esos machos alfas, esos viajeros que posan frente al Opera de Sydney o a esa rueda en Londres. Trata de imaginarse a Alexis Sánchez »[4] (Fuguet, 2016, p. 343). Les images de l’application, où dominent les poses stéréotypées, conduisent Alfredo à l’image du fantasme personnel. Et ce fantasme n’a de corporéité que linguistique. La langue accueille l’image et devient en retour image narrable : « Se lo imagina corriendo por la cancha, levantándose la polera, goleando transpirado, duchándose con todo el Arsenal. Ese cuerpo sin pelos »[5] (Fuguet, 2016, p. 343). L’énumération par asyndète traduit l’opération de l’imagination en train de construire le fantasme, par ajouts successifs d’éléments et de poses érotiques. À partir de l’image stéréotypée de l’application, les « mâles Alpha », quintessence de la virilité érigée en modèle physique gay, Alfredo passe à un référent réel, le footballeur Alexis Sánchez, pour l’emporter ensuite dans l’irréel du fantasme.

Les applications deviennent un cadre privilégié d’émergence du fantasme et de l’image stéréotypée dans la mesure où elles virtualisent d’emblée le regard et la parole. Le narrateur d’Un coup d’un soir résume sa situation en ces termes : « à trente-deux ans, je m’éprenais d’un garçon de vingt […]. Et […] plus de six cents kilomètres nous séparaient » (Bermann, 2019, p. 73). C’est-à-dire que leur rencontre n’est que virtuelle et que leurs communications ne sont possibles que grâce à la technologie, qui n’abolit pas complètement la distance, car elle ne peut pas rapprocher les corps, mais qui la transforme en un espace ambivalent auquel seules ont accès la vue, la parole et l’ouïe. Faute de pouvoir se toucher, les personnages échangent des photos et imaginent leur rencontre afin, tout à la fois, d’entretenir et de satisfaire leur désir. La parole se détourne de sa fonction communicative première pour prendre en charge l’avènement du désir et la construction de l’image fantasmatique. Paul se fait justement cette réflexion : « L’excitation, c’est de détourner les mots » (Cahn, 2018, p. 109). Or, lorsque « un mot ou une expression sont détournés de leur sens propre » (Le Petit Robert, 2021, p. 2633), ils constituent un trope, c’est-à-dire une image littéraire ou poétique. Sous l’action conjuguée de l’image présente sur l’écran et du désir dans et hors de l’écran, la langue abandonne sa dimension dénotative, son « sens invariant et non subjectif » (Buffard-Moret, 2005, p. 80), au profit d’« un sens additionnel, sa connotation » (Buffard-Moret, 2005, p. 82). Ce passage du dénotatif au connotatif peut être perçu comme une déréalisation ou comme une réalité augmentée qui tente d’atteindre un au-delà d’elle-même. Lorsque Paul pense à cela, il reçoit des messages et des photos d’un correspondant sur Grindr qui veut entraîner Paul dans son fantasme. L’alternance des mots et des images produit une action réciproque entre les deux médias, les mots sont détournés du réel vers le fantasme, et Paul « raconte n’importe quoi. Il dit oui à tout ce que l’autre propose. […] Il faudra venir le biberonner. […] Il écrit : Oui, je vais te biberonner » (Cahn, 2018, p. 109). L’auteur choisit de marquer visuellement le discours connotatif par l’emploi de l’italique. L’image et le récit fantasmatique qui l’accompagne investissent le sémantisme du discours pour l’ouvrir à une dimension imagée qui réactive et renouvelle les codes stéréotypés de l’univers fantasmatique gay.

Il est remarquable de voir comment les applications mobiles, ici Grindr ou Instagram, produisent et diffusent des images stéréotypées qui permettent une forme de reconnaissance instantanée entre les utilisateurs. Chacun reconnaît dans l’image de l’autre la propre formalisation de son désir. C’est grâce à cette adéquation parfaite que le discours peut se construire à partir de la page blanche que constitue l’image. La réciprocité entre les deux est effective et efficiente car la langue et l’image sont les deux interfaces d’une même réalité : le désir.

3. Applications et fiction : une question de désir

Dans la longue partie introductive de Sudor, le narrateur expose, sur plus de cent pages, le processus créatif qui a présidé à l’écriture de son livre et qui a transformé des désirs et des pratiques personnelles et culturelles en littérature. Il définit son projet comme « la crónica de un pie de página »[6] (Fuguet, 2016, p. 44), c’est-à-dire comme un espace de création volontairement mineur et excentré. Mais le plus intéressant est sans doute la position à partir de laquelle advient ce nouvel espace littéraire. En effet, sur les conseils de son ami Augusto Puga, le narrateur n’écrit pas « desde la diferencia sino desde lo horny »[7] (Fuguet, 2016, p. 83). C’est-à-dire que la dimension sexuelle de l’application trouve un écho dans le positionnement esthétique qui en accueille la représentation. Ce choix esthétique peut être perçu comme radical car il en revient aux racines même de la différence gay, à savoir la question du désir et de la sexualité. Cette négociation entre la sexualité et l’écriture modifie l’espace littéraire traditionnel et engage le corps dans le texte. Alfredo est éditeur et, lorsqu’il découvre l’expérience de l’écriture, il découvre, en même temps, son lien fondamental à la sexualité : « No he parado de masturbarme. ¿Acaso eso no es escribir? »[8] (Fuguet, 2016, p. 27). On ne peut s’empêcher d’y voir un parallèle avec Grindr : « Abre Grindr […] y antes que cargue mete la mano bajo los boxers »[9] (Fuguet, 2016, p. 342). Sous la plume de Fuguet, l’espace littéraire révèle un lien érotique patent entre applications mobiles gays et littérature gay.

Chez Bermann, le livre qu’a écrit le narrateur et qu’il a, d’ailleurs, remis à Marin, était « un intermédiaire » (Bermann, 2019, p. 331) entre les deux hommes. En effet, le narrateur a « l’espoir […] de le reconquérir par l’écriture » (Bermann, 2019, p. 174). Là encore, l’écriture et la sexualité jouent de pair : « nous avions fait l’amour. Et j’en avais fait un livre. Un livre fait d’ailleurs dans l’espoir de refaire l’amour ensemble » (Bermann, 2019, p. 224). La fiction littéraire rejoint ici la dimension fictionnelle des applications. Comme nous l’avons vu précédemment, le désir est d’abord né d’une image stéréotypée, c’est-à-dire fictionnalisée. Il n’est pas innocent, d’ailleurs, que la langue française emploie le même terme « cliché » pour désigner une photographie et un stéréotype. Ce désir a ensuite trouvé satisfaction dans le passage du monde fictionnel au monde réel, puis est retourné dans l’univers fictionnel littéraire. L’espace des applications construit, à travers les images et les échanges, un univers déréalisant et fictionnalisant, où le fantasme règne en maître. Faire entrer un tel espace dans l’univers littéraire conduit nécessairement à refonder la notion de fiction littéraire. Il s’agit, en effet, de la rencontre de deux fictionnalités dont l’une est orientée exclusivement ou presque vers le fantasme. Aussi bien le livre chilien Sudor que le double roman français Un coup d’un soir suivi de Dans le lit de Marin sont donc écrits depuis le désir dans sa dimension fantasmatique et ont pour but de retourner au désir à travers l’espace fictionnel littéraire. La dimension ithyphallique des applications mobiles incluses dans ces récits conditionne le processus créatif mais également la visée lectoriale : « que un hueón se pajee leyéndome »[10] (Fuguet, 2016, p. 83), affirme Alfredo. Cette circularité désirante relie les trois composantes que sont la réalité, le monde virtuel et l’écriture.

Or, paradoxalement, on ne peut pas réellement parler de fiction concernant la démarche littéraire d’Alfredo. En effet, pour lui, le choix de la fiction est connoté très négativement : « las novelas son para los cobardes; la no ficción, la crónica y el testimonio son para los que tienen cojones »[11] (Fuguet, 2016, p. 45). On constate que son projet esthétique invite à repenser complètement les catégories littéraires et la prépondérance accordée à la fiction. Sa tentative esthétique ou anti-esthétique se présente, cependant, comme un ineffable qu’il ne parvient à nommer que comme contrepoint négatif à la fiction et comme fondamentalement attaché à une dimension phallique omniprésente : « Sudor será un libro de no ficción puro y duro. Ojalá muy duro »[12] (ibid.). Ce rejet de la fiction s’accompagne d’une survalorisation phallique qui revêt presque une dimension politique. De fait, Adolfo pervertit, au sens étymologique du terme, l’échelle de valeur de la culture dominante qui féminise la culture gay pour la marquer comme différente. Ici, au contraire, il s’agit de rejeter et la fiction et la féminisation au profit du sexuel et du réel. Une telle position revient à rejeter toute une tradition littéraire, quand bien même elle se voulait « réaliste ».

Cette difficulté, voire impossibilité de la fiction, est également éprouvée par le narrateur écrivain d’Un coup d’un soir et de Dans le lit de Marin. L’histoire du narrateur avec Marin constitue la matière du livre qu’il écrit et que nous avons entre les mains. Il fait des échanges virtuels avec Marin un texte : « Je m’étais mis à recopier tous les messages qu’on s’était envoyés – et qu’on continuait de s’envoyer – depuis le début. Cela prenait des pages et des pages » (Bermann, 2019, p. 170). C’est donc bel et bien à partir de cette matière virtuelle qu’il écrit son roman : « à partir des minutes de cette relation […], j’entreprenais d’écrire sur lui et moi en doutant de tout » (Bermann, 2019, p. 170). Cette matière première est à la fois réelle et fictionnelle, ce qui est le propre de tout univers numérique. Les échanges sont réels mais leur contenu est virtualisé par l’intermédiaire du support technologique. On peut, d’ailleurs, établir deux tentatives différentes concernant les deux romans qui composent le même livre. On lit effectivement sur la page de couverture : Un coup d’un soir suivi de Dans le lit de Marin. Il s’agit ici d’un cas de transfictionnalité autographe, dans la mesure où « plusieurs éléments fictifs sont repris dans plus d’un texte » (Saint-Gelais, 2011, p. 21-22) par le même auteur. Le premier roman est, comme nous venons de l’indiquer, foncièrement anti-fictionnel. En revanche, dans le second roman, le narrateur essaie de faire de son histoire d’amour avec Marin un roman « fictif » avec des personnages hétérosexuels : « dans mon roman, j’avais donc opéré ce travestissement textuel pour préserver un semblant de fiction à ce qui était la vérité » (Bermann, 2019, p. 232). Ce texte travesti et fictionnel est inséré en italique dans le roman et a pour personnages, en lieu et place du narrateur et de Marin, deux amants hétérosexuels : Ava et Nathan. Néanmoins, après avoir passé une deuxième nuit avec Marin et dès son retour à Bruxelles, le narrateur se met à « écrire toutes affaires cessantes » (Bermann, 2019, p. 354) mais ne parvient pas à maintenir le « travestissement textuel » hétérosexuel. Il se fait cette confession : « Sans le savoir, j’étais déjà en train de délaisser mon roman de pure fiction » (Bermann, 2019, p. 354). Il semble donc exister une résistance face à la fiction, alors même que le genre romanesque est un univers fictionnel. Si le narrateur du roman chilien Sudor revendique son refus de la fiction, le narrateur du double roman français de Mathieu Bermann semble subir son impossibilité. Il est remarquable, toutefois, de constater qu’au sein d’un univers gay, la dimension fictionnelle doive être assumée par l’hétérosexualité. Ce changement de sexualité est supposé signifier l’écart entre le réel et la fiction. Mais un tel travestissement renverse le rapport habituel entre hétérosexualité dominante et homosexualité marginale, où la première serait « un original » (Butler, 2006, p. 107) quand la seconde en serait « une copie » (ibid.). Ici l’original est gay et l’hétérosexualité devient, non pas une copie visant l’identique, mais un marqueur de fiction. C’est-à-dire que c’est la sexualité qui fait le partage entre réel et fiction.

Quant au personnage de Paul, il n’est certes pas écrivain, même si sa mère pense qu’il « devrait être écrivain » (Cahn, 2018, p. 164) ; mais il construit bel et bien un récit de soi, grâce à l’application Grindr, comme rejet de son identité réelle. Il est dans une démarche contraire à celle que nous venons de décrire concernant Alfredo. Le fait que Paul crée cinq profils différents sur l’application montre cet appel de la fiction motivé par le désir. Celle-ci vient se superposer au réel : « il a ouvert son téléphone. Sur la campagne, sur la rivière, se surimpressionne chaque ligne de texte. Chaque mot est plus lourd et plus gros que chaque arbre, que chaque oiseau » (Cahn, 2018, p. 149). Le rapport entre la fiction et la réalité est pensé en termes de poids et de grandeur, avec l’avantage pour la première. Le discours de Paul sur Grindr puise à ces deux sources, il « mélange aux souvenirs réels des morceaux de fictions pour avancer masqué » (Cahn, 2018, p. 159). Le masque, symbole de la fiction, du travestissement, est un motif également traité dans le livre chilien Sudor, mais précisément pour en démontrer la précarité. Alfredo a conscience de ce même phénomène du masque que permettent les applications, mais rappelle que l’on finit par devoir « sacarse el disfraz y la máscara y mostrarse »[13] (Fuguet, 2016, p. 175). Le masque est même pensé comme une véritable « performance para ocultarse, para protegerse, para estar a salvo »[14] (ibid.), une définition qui correspond exactement à la position de Paul dans le roman français Les vacances du petit Renard. Une double nécessité l’oblige à se cacher, à recourir à la fiction, son âge et le fait qu’il connaît Hervé. Néanmoins, et comme l’écrit Alberto Fuguet, la performance que tente de construire Paul ne tient pas et échoue par le langage qui finit par trahir le réel : « le masque crève comme une bulle et libère des mots de Paul, des mots strictement à lui, qu’il porte en lui » (Cahn, 2018, p. 165). La réalité revient par là même où elle tentait d’être chassée : le langage. Car si Paul utilise les mots, c’est uniquement pour avoir l’illusion ou la sensation d’un contact avec Hervé. Là encore les mots sont investis d’une dimension charnelle et sensuelle : « S’il écrit sur Grindr c’est à défaut d’autre chose. Ce n’est pas pour dire, c’est pour que leurs mots s’entrechoquent. Ce n’est pas pour dire, c’est pour le toucher un peu, le saisir un peu, le ravir un peu » (Cahn, 2018, p. 164). Le discours est, comme pour les deux autres œuvres, du désir de bout en bout. Paul envoie « les mots comme des lassos » (Cahn, 2018, p. 164) pour attraper quelque chose d’Hervé, quelque chose de sa réalité. La réalité s’impose à tous les personnages, alors même que la passion qu’ils vivent et décrivent est née par contact virtuel via une application mobile. C’est comme si la dimension fictionnelle était déplacée en retour de la littérature aux applications.

Car la littérature est cet espace qui accueille depuis des siècles la fusion de la réalité et de la fiction. Dans le cas de la littérature gay contemporaine et de la transmédialité qu’elle entretient avec les applications mobiles, ce double rapport subit une mutation par les interférences que crée la dimension érotique et sexuelle. L’usage que font les hétérosexuels des applications de rencontres n’est pas identique à celui des gays étant donné qu’il rend possible la rencontre en dehors des lieux géographiques restreints réservés aux rencontres gays. En cela Grindr « est une interface entre espace et cyberespace » (Alessandrin et Raibaud, 2014, p. 153). Chacune des trois œuvres offre un exemple des modalités de la rencontre entre cyberspace et espace littéraire. Le cyberespace des applications de rencontre, ici de Grindr et Instagram, est saturé de fictions, d’images et de fantasmes. Il est, en même temps, l’espace de la stéréotypie. Il rejoue et renouvelle sans cesse le désir et le discours fantasmatique qui l’accompagne. La transmédialité, c’est-à-dire l’inclusion dans un média, ici la littérature, d’un autre média, les applications mobiles, a pour conséquence une forme de défictionnalisation de l’espace littéraire. Celui-ci offre une résistance marquée à la fiction, ce qui est manifeste sous les plumes d’Alberto Fuguet et de Mathieu Bermann notamment. L’espace des applications mobiles reste même, et peut-être surtout, au sein de l’espace littéraire, le lieu de la fiction. Les trois œuvres mettent à jour le processus constant de va-et-vient entre réalité et fiction, entre réel et virtuel. C’est-à-dire qu’elles tissent un univers esthétique autour de la question du sujet et du monde, « la réalité, c’est à la fois moi, non-moi, et le rapport de moi et de non-moi. » (Cannone, 2001, p. 9). Les trois personnages principaux questionnent leur moi à travers le désir pour autrui et interrogent la réalité même de ce désir.

4. Subjectivité virtuelle et subjectivité littéraire

Instagram aussi bien que Grindr sont des espaces d’« auto-création » (Mauvoisin, 2017) de soi qui permettent aussi bien de s’inventer que de se réinventer. Nous n’avons aucune information sur le profil Instagram du narrateur du double roman français Un coup d’un soir suivi de Dans le lit de Marin. En revanche, il nous livre une partie de celui de Marin : « L’usage instagramien voulant que chacun rédige son autobiographie, la sienne s’achevait par une fusée qui décolle et par ces mots, PAS DE TEMPS A PERDRE » (Bermann, 2019, p. 13). Le narrateur nous laisse à la fois dans l’ignorance du reste du profil de Marin, sa photo par exemple, mais également du début de son autobiographie. Dès le début du roman, le lecteur est confronté au manque d’informations sur Marin, manque qui sera comblé partiellement et ultérieurement, mais encore plus sans doute sur le narrateur lui-même. On ne connaîtra de lui que son lieu de résidence : Bruxelles ; sa situation : en couple avec Sébastien ; son métier : romancier ; son âge : trente-deux ans ; et c’est à peu près tout. Et, en tout état de cause, on ne sait rien de son identité instagramienne. En revanche, Paul et Alfredo se livrent, sous les yeux du lecteur, à la création ou refondation de leur profil Grindr.

En pleine canicule printanière, Alfredo constate que son profil Grindr ne correspond pas à la saison : « Mira su propio avatar : invernal, su cara algo seria, sus anteojos para leer, su barba de dos días »[15] (Fuguet, 2016, p. 223). Il est dans cette situation paradoxale où il est, à la fois, sujet regardant et objet regardé. Ce qui lui déplaît le plus, ce n’est pas sa photo mais la description qui l’accompagne : « no tolera lo que dice : ME GUSTAN LAS SERIES, LAS HISTORIAS, LOS TIPOS CON CUENTO; ME GUSTA LEER […] BUSCANDO UN SOCIO, UN PARTNER, UN TIPO BUENA ONDA »[16] (Fuguet, 2016, p. 223). On ne sait pas exactement ce qui le gêne dans cet autoportrait, peut-être son contenu trop peu sexuel, comme en inadéquation avec les finalités de cette application. Peut-être ce discours est-il, finalement, trop fidèle, trop réel pour s’intégrer au discours de Grindr. Là où les applications deviennent des lieux de resubjectivation, c’est lorsqu’elles offrent la possibilité de se réinventer totalement : « Coloca edit, borra y cambia todo »[17] (Fuguet, 2016 p. 223). On peut considérer, à proprement parler, que la technologie lui permet de se recréer totalement une image ou une identité virtuelle en accord avec sa propre conscience de soi actuelle, ce qui montre combien cette auto-perception de soi est changeante et mouvante. Alfredo tâtonne dans l’élaboration de son nouveau profil : « CALIENTE CON CALOR, escribe y luego lo borra. CALOR Y SUDOR »[18] (Fuguet, 2016, p. 223). On constate, tout d’abord, que la description perd en extension et en élaboration syntaxique. Le résultat final est la simple coordination de deux substantifs en lien direct avec le corps. Toute dimension projective (« recherche ») est abandonnée au profit d’une immanence totale. Alfredo poursuit son travail définitoire, là encore concernant son corps : « Se baja unos años la edad, a 37, sube su altura de 1.75 a 1.78 y deja su peso en 82 »[19] (Fuguet, 2016, p. 223). Ce jeu des vases communicants, où seul le poids est stable alors que l’âge baisse quand la taille augmente, nous renseigne non pas sur l’image qu’a ou voudrait avoir de lui-même Alfredo, mais sur l’image qu’il veut donner de lui aux autres. Cette construction identitaire est essentiellement projective et codifiée par un ensemble de normes plus ou moins tacites dont l’application formalise l’importance par les éléments descriptifs qu’elle propose. Ce travail de repentirs, tel un peintre travaillant sans fin sa toile, se poursuit par les derniers ajustements : « Borra CALOR, deja SUDOR y escribe en el headline. Hirviendo y con ganas »[20] (Fuguet, 2016, p. 223). Le travail d’épurement aboutit à un simple substantif qui renvoie au corps pris dans le sexuel.

Pour parachever son nouveau profil, Alfredo le complète par une image en adéquation avec son auto-description : « Abre su archivo de fotos y se va rápido a las de unos años atrás »[21] (Fuguet, 2016, p. 224). Il finit par trouver une ancienne photo de lui qui correspond à cette image : « En la foto Alfredo tiene el pelo corto, sudor en la frente, se ve bronceado y anda con una musculosa de algodón, se divisa la oscuridad de sus axilas y sus brazos […] se ven casi esculpidos »[22] (Fuguet, 2016, p. 224). Il est frappant de remarquer l’omniprésence des verbes de perception, le texte emploie les verbes « voir » et « distinguer » : « il apparaît », « on distingue », « paraissent ». C’est-à-dire qu’Alfredo observe cette photo avec les yeux des autres hommes inscrits sur l’application. Il s’observe lui-même et cherche à se construire comme image à même de faire surgir le désir. Ce qu’il veut effacer totalement, c’est son identité « intellectuelle » : « Nada de intelectual. Grindr no es para seducir con conversaciones eternas y complicidades literarias. No »[23] (Fuguet, 2016, p. 224). Une fois encore, il est rappelé que ces applications sont le lieu d’une sexualisation du soi.

Le cas de Paul est légèrement différent. Il souhaite entrer en contact, via Grindr, avec l’ami de sa tante qui est en vacances avec eux. Après un premier échec, il décide de « créer un nouveau profil, pour multiplier les chances de savoir, pour cerner RV » (Cahn, 2018, p. 101). Il sait qu’il doit trouver des photos à montrer car s’il parvient à entrer en contact avec Hervé, celui-ci lui en demandera. L’image servant de déclencheur au désir, Paul cherche donc « quelqu’un de 30 ans. Qui serait du genre d’Hervé » (Cahn, 2018, p. 107). Il cherche sur Facebook un profil auquel il pourrait prendre les photos et finit par tomber sur un certain Maxime Ménard : « un homme brun aux yeux bruns, […] il doit avoir entre 28 et 34 ans. Il est élancé […] avec un visage allongé et fin » (ibid.). Le subterfuge fonctionne et une discussion s’engage avec Hervé. Paul invente son personnage au fur et à mesure : « il doit se trouver un nom » (Cahn, 2018 p. 108), mais « il ne sait pas quoi répondre » (Cahn, 2018 p. 111) quand Hervé lui demande ce qu’il aime dans le sexe. A cet instant, il éprouve la limite du dédoublement. Il peut, certes, s’inventer un double virtuel et séducteur mais ça reste lui, Paul, 14 ans, qui parle. Comme il le pense lui-même : « Il est trop Paul […] et pas assez Marc » (ibid.). Paul se vit sur le mode du dédoublement, il est « à la fois ce jeune homme contre sa meule et ce satyre virtuel, prêt dans la fiction téléphonique à tous les excès » (Cahn, 2018, p. 110). Cet écart de nature et de comportement entre le Paul réel et Marc, son double virtuel, traduit la lutte interne entre la timidité enfantine et la force du désir. En effet, « l’écran est permissif et il rend ainsi possible une certaine protection tout en encourageant une désinhibition » (Mauvoisin, 2017) que Paul tente d’utiliser pour se réinventer. Et il s’étonne lui-même d’être dans le monde réel et dans le monde virtuel, d’être « à la fois dans ce décor improbable du monde, des oiseaux, du ciel, de la merveille du crépuscule, et dans son téléphone » (Cahn, 2018, p. 110). Le fait de se confronter à son double virtuel le ramène paradoxalement à la conscience de lui-même. Ce qu’il désire c’est qu’Hervé le voie comme sujet et comme objet de désir, car, finalement, il se « forme comme sujet, que par, ou pour, un autre » (Ong-Van-Cung, 2011, p. 148). Plus tôt dans le récit, Paul avait affirmé : « Je n’ai pas d’image de moi-même » (Cahn, 2018, p. 73), ce qui prouve combien il lui est difficile de prendre de la distance par rapport à lui-même pour s’observer comme objet et tenter de se représenter. Paul se vit presque tout au long du roman comme une transparence pour les autres et comme une opacité pour lui-même, être Paul l’empêche de se connaître. C’est pourquoi il éprouve un soulagement temporaire lorsqu’il se trouve seul en forêt : « Rien ne le définit là, ou peu de choses. Son corps. Mais pas son nom » (Cahn, 2018, p. 122).

Paul cherche à se voir comme sujet singulier mais il a besoin pour cela d’autrui, et d’Hervé dans ce cas. Tout le désir qu’il projette sur cet homme doit lui être rendu en termes de vérité ontologique. Il veut qu’Hervé lui montre ou lui dise qui il est. L’application offre la possibilité de se vivre comme autre dans un espace de virtualité et de liberté : « quand il écrit à Hervé, il ment, mais il est plus lui-même que d’habitude il ne l’est » (Cahn, 2018, p. 122). Le recours à l’application mobile semble renverser l’ordre des valeurs morales dans la mesure où le mensonge permet un accès plus authentique à soi, comme si la vérité rendait les choses opaques. Le discours indirect libre, où se mêlent les pensées de Paul et la voix du narrateur, affirme la liberté octroyée par le mensonge et le monde virtuel : « Quand il écrira à Hervé, il ne pensera pas à ce qu’il est, […] il sera libre de dire ce qu’il veut puisqu’il ne sera plus lui-même, et c’est ainsi qu’il pourra découvrir qui il est vraiment » (Cahn, 2018, p. 122). Mais ce n’est pas une liberté sans retour, bien au contraire, cet oubli de soi est la condition d’un accès à soi.

Alfredo affirme la même chose lorsqu’il dit que les applications sont « como no-lugares donde uno no es del todo uno, donde uno deja de ser el que es y juega un rato, se transforma en otro, en una suerte de turista »[24] (Fuguet, 2016, p. 175). La dimension atopique des applications ouvre un espace à la resubjectivation des personnages. Elles entretiennent en cela un rapport étroit avec le processus de fictionnalisation consubstantiel au travail d’écriture. Le phénomène est flagrant sous la plume de Fuguet et Bermann. Le choix d’une narration à la première personne, c’est-à-dire d’une identification entre le narrateur et le personnage, engage la subjectivité dans l’écriture. Et comme le rappelle Belinda Cannone : « La littérature nous apprend ce que c’est que le monde et ce que c’est qu’y être sujet » (Cannone, 2001, p. 1). Ici, les sujets narrants interrogent le monde passionnel à travers les bouleversements que les nouvelles technologies lui font subir au XXIe siècle et s’interrogent eux-mêmes dans la quête de la juste place. La position énonciative est aussi un questionnement ontologique de la part des deux narrateurs autodiégétiques. L’un affirme à la fin du livre : « je n’arrivais pas à trouver la bonne distance par rapport à ce qui s’était passé. Écrire était encore la meilleure manière d’y parvenir » (Bermann, 2019, p. 371), quand l’autre s’interroge au début du texte : « ¿Cómo puedo narrar sin participar del todo? »[25] (Fuguet, 2016, p. 15). Cette question prégnante de la distance montre l’enjeu capital qui sous-tend le rapport de soi au soi virtuel. De même que les personnages se recréent par le truchement des applications, ils se créent à un autre niveau en tant que narrateur, personnage et auteur.  

Cette hésitation sur la place du sujet se traduit dans le texte chilien par une alternance quasi constante, tout au long de la partie centrale, entre la première et la troisième personne, créant un « narrateur flottant » (Bessière, 2010, p. 104) : « Debe tener fiebre; se toca y arde. Debo tener fiebre; me toco y ardo »[26] (Fuguet, 2016, p. 104). Le sujet se vit sur un mode dédoublé entre sujet et objet, ou pour le dire autrement, entre « moi narrateur » et « moi de l’action » (Cité par Cohn, 1981, p. 167), selon les termes de Léo Spitzer. Cette diffraction énonciative et subjective redouble la dichotomie identitaire évoquée plus haut et permise par les applications. Et dans ce texte, le narrateur se refuse à l’autodiégécité : « Si bien el narrador del libro que deseo escribir seré yo, no deseo –ni debo– ser el personaje principal »[27] (Fuguet, 2016, p. 16). Il se met en retrait au sein de la diégèse pour mettre en avant Rafa, dont il écrit que « se volvió un personaje »[28] (Fuguet, 2016, p. 41). Dans le double roman français de Mathieu Bermann, le narrateur assume, au contraire, son côté démiurgique en tant qu’écrivain : « Dans un sens, en effet, j’avais droit de vie et de mort sur Marin – en tant que personnage, bien sûr » (Bermann, 2019, p. 362). Les deux textes prennent pour objet la narration d’une rencontre, mais ils abordent cet objet par une subjectivité différente. Un coup d’un soir et Dans le lit de Marin se présentent narratologiquement comme des monologues autonomes et remémoratifs dans lesquels le lecteur est plongé dans les questionnements intérieurs du narrateur qui cherche la vérité du désir et la vérité de soi. Si ce roman commence effectivement in medias res et au cœur d’une conscience qui fait retour sur elle-même, et n’a pas de destinataire, la syntaxe qui informe cette subjectivité écrivante n’a rien d’« un discours antérieur à toute organisation logique » (Rabatel, 2011, p. 74). Au contraire, la littérarité de la langue est maximale. Le travail de construction formelle accompagne le travail de construction de la subjectivité. En cela, la langue peut avoir un effet tantôt contraignant, tantôt libérateur. Comme l’affirme Judith Butler : « Je ne me trouve pas en dehors du langage qui me structure, mais je ne suis pas non plus déterminée par le langage qui rend possible ce ‘je’ » (Butler, 2006, p. 48). Tous les sujets dont il est question ici sont pris dans le langage qui est l’unique moyen d’accès à soi et aux autres : « vous ne me saisissez jamais indépendamment de la grammaire qui me rend accessible à vous » (ibid.). Dans Sudor, le récit cède clairement le pas au discours dans la mesure où la majeure partie du livre est écrit sous forme de dialogue. Des dialogues, cependant, qui se délestent des marques oppressives comme les tirets cadratins mais qui conservent les codes de ponctuation que sont la majuscule et le point. Cet effacement de la marque dialogale rapproche visuellement les dialogues de la forme poétique libre. Les vacances du petit Renard adoptent une forme narratologique classique de narrateur extradiégétique avec focalisation interne sur le personnage de Paul, en plein questionnement identitaire.

L’inclusion des applications mobiles dans l’espace littéraire produit une forme de surreprésentation de la question ontologique. Celle-ci habite, premièrement, chacun des protagonistes dans un phénomène paradoxal qui les conduit à se construire comme un sujet objet de désir. La constitution des profils de Paul et d’Alfredo, ou la description de celui de Marin, nous montre la création d’un soi ambivalent auto-constitué en objet. Mais, dans un second temps, les protagonistes laissent entendre qu’une telle objectivation de soi produit, en retour, un savoir sur soi. Le cas de Paul illustre ce processus où le détour par le virtuel et le « masque » permet une libération du sujet. Sur Grindr, il n’est plus cet adolescent transparent que personne ne remarque. Enfin, cette question se reporte sur l’entité du narrateur même. Jusqu’à quel point fait-il corps avec la fiction littéraire à laquelle il donne forme ? Ses mots doivent-ils renforcer cette dimension fictionnelle ou au contraire tenter de la ramener vers une réalité qui semble, finalement, aussi évanescente que la fiction elle-même ?

5. Conclusion

Stuart Hall affirmait déjà en 1996 que « la culture fonctionnera toujours à travers ses textualités et que la textualité n’est jamais assez » (cité par Bourcier, 2018, p. 225). La caractéristique fondamentale de la littérature gay contemporaine est précisément ce lien entre textualité et extra-textualité. La question du rapport entre applications mobiles et transformations textuelles que nous avons examinée montre que ce lien entre différents médias est capital dans la constitution de la littérature gay. En effet, les trois œuvres que nous avons comparées présentent toutes les applications mobiles comme « des univers de référence » (Saint-Gelais, 2011, p. 22) intégrés à la diégèse. En cela, la littérature gay signale à la fois son appartenance à une culture communautaire et son marquage du contemporain. Elle s’inscrit dans une culture et dans un temps où l’extra-textualité nourrit plus que jamais l’intra-textualité dans un rapport assumé de transferts de matériau narratif. La spécificité des applications mobiles dont il est question ici tient à leur caractère virtuel, lequel ouvre déjà à la fiction, et à leur dimension érotique obvie. Elles semblent donc d’autant plus facilement incorporer l’espace littéraire qu’elles partagent avec lui ce trait de fictionnalité et qu’elles réactualisent la thématique sexuelle.

La technologie de Grindr et d’Instagram promeut l’image comme mode de représentation privilégiée de soi et du désir. Le récit érotique se trouve marginalisé face au discours visuel qui a toute latitude pour déployer ses codes et ses figurations stéréotypées où le corps est créé en objet de fantasme. Aussi bien Marin, qu’Alfredo ou Paul et ses nombreux profils, se construisent à travers l’image des applications comme des corps produits pour provoquer le désir. Cette dimension sexuelle fondamentale attachée aux applications utilisées par les gays, le nom de Grindr fonctionnant comme un hypéronyme, s’invite dans l’espace littéraire dès lors que celui-ci s’ouvre à cet univers virtuel. En intégrant le fantasme véhiculé par l’image, les applications mobiles bouleversent la notion de fiction littéraire. Sudor et le double roman Un coup d’un soir suivi de Dans le lit de Marin expriment explicitement la volonté d’exclure la fiction du champ littéraire. Cette composante fictionnelle se trouve alors reversée dans le champ virtuel des applications qui devient un lieu de tous les possibles ontologiques.

Car ce que révèle la présence des applications mobiles dans les diverses narrations, c’est bien la question du sujet et de son identité. Les applications sont un espace où le sujet peut à loisir s’inventer et se réinventer, Paul, le protagoniste du roman Les vacances du petit Renard, en est une illustration extrême. En effet, l’espace littéraire se fait en retour le réceptacle d’un tel questionnement. Il n’est pas anodin à ce sujet que deux des trois protagonistes soient écrivains. Le désir, par les fictions qu’il appelle, déstabilise toutes les autres formes de certitudes sur soi. Se dessine alors un jeu d’échos entre fictions virtuelles de soi et fictions littéraires. L’œuvre littéraire devient alors « une figuration de la médiation, comprise comme ce qui construit les rapports de l’individu à lui-même, de l’individu aux autres, des autres aux autres, des rapports ainsi dessinés à d’autres rapports, au monde même » (Bessière, 2010, p. 52). Cette médiation entre le soi et le non-soi, entre le texte et l’image, entre l’intériorité et l’extériorité, est symbolisée par les (en)jeux qui s’établissent entre la littérature et les applications mobiles.

Leur omniprésence dans les trois œuvres a pour conséquence de produire une littérature gay « grinderisée » (Alessandrin et Raibaud, 2014, p. 152), c’est-à-dire révélée dans ses liens avec une extra-textualité communautaire qui fonctionne comme un espace de dialogue, où le sujet et la fiction circulent librement. Car finalement, les applications mobiles semblent informer aussi bien le désir et le verbe que le sujet lui-même.

Références bibliographiques
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  • Rey, A., & Rey-Debove, J. (2021). Le Petit Robert de la langue française. Le Robert.
  • Saint-Gelais, R. (2011), Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux. Seuil.
  • Venzon, R. (2018). Reseña: Antonio L. Gil González y Pedro Javier Pardo (eds.), Adaptación 2.0. Estudios comparados sobre intermedialidad, Binges, Orbis Tertius, 2018, 302 pp. Siglo XXI. Literatura y cultura españolas16(2018), xi-xviii. https://doi.org/10.24197/sxxi.0.2018.xi-xviii

Notes

[1] « Les avancées technologiques ont entraîné la prolifération de nouveaux médias qui, inévitablement, se sont mêlés aux supports préexistants intensifiant le phénomène d’intermédialité ». Toutes les traductions de l’espagnol au français sont de nous.

[2] « Une partie du monde qui pour la première fois devient de la littérature ».

[3] « Il regarde quelques visages, quelques torses, quelques torses-avec-visage en train de poser face au miroir de la salle de bain. Des selfies sexuels. Presque tous avec peu de poil sur le corps ». 

[4] « toute l’offre de Grindr. Tous ces mâles alpha, ses voyageurs qui posent devant l’Opéra de Sydney ou devant cette roue à Londres. Il essaie de s’imaginer Alexis Sánchez ».

[5] « Il l’imagine en train de courir sur le terrain, soulevant son maillot, marquant un but en transpirant, se douchant avec toute l’équipe d’Arsenal. Ce corps sans poil ».

[6] « la chronique d’un pied de page ».

[7] « depuis la différence mais depuis un état horny ». L’adjectif « horny » désigne l’excitation. 

[8] « Je n’ai pas arrêté de me masturber. Écrire n’est-ce pas ça ? ».

[9] « Il ouvre Grindr […] et avant que ça charge il glisse une main dans son boxer ».

[10] « qu’un type se branle en me lisant ».

[11] « les romans sont pour les lâches ; la non fiction, la chronique et le témoignage sont pour ceux qui ont des couilles ».

[12] « Sueur sera un livre de non fiction pur et dur. Très dur j’espère ».

[13] « faire tomber le déguisement et le masque et se montrer ».

[14] « performance pour se cacher, pour se protéger, pour être en sécurité ».

[15] « Il regarde son propre avatar : hivernal, son visage un peu sérieux, ses lunettes pour lire, sa barbe de deux jours ».

[16] « il ne tolère pas ce qu’il dit : J’AIME LES SÉRIES, LES HISTOIRES, LES TYPES QUI ONT DE LA CONVERSATION ; J’AIME LIRE […] CHERCHE UN MEC, UN PARTENAIRE, UN TYPE COOL ».

[17] « Il clique sur éditer, efface et change tout ».

[18] «  CHAUD ET EN CHALEUR, écrit-il et ensuite il l’efface. CHAUD ET EN SUEUR ».

[19] « Il s’enlève quelques années, 37 ans, se rajoute quelques centimètres de 1.75 à 1.78 et laisse son poids à 82 ».

[20] « Il efface EN CHALEUR, laisse EN SUEUR et écrit sur la headline. Bouillant et qui a envie ».

[21] « Il ouvre son album photos et va directement à celles d’il y a quelques années ».

[22] « Sur la photo il a les cheveux courts, le front en sueur, il est bronzé et il porte un débardeur en coton, on distingue l’obscurité de ses aisselles et ses bras […] sont presque sculptés. »

[23] « Rien d’intellectuel. Grindr n’est pas fait pour séduire avec des conversations interminables et des complicités littéraires. Non ».

[24] « comme des non-lieux où l’on n’est pas totalement soi, où l’on cesse d’être qui l’on est et où on joue un moment, on se transforme en un autre, en une sorte de touriste ».

[25] « Comment puis-je narrer sans participer totalement ? »

[26] « Il doit avoir de la fièvre ; il se touche et il est brûlant. Je dois avoir de la fièvre ; je me touche et je suis brûlant ».

[27] « Bien que le narrateur du livre que je désire écrire ce sera moi, je ne désire pas – ni ne doit – être le personnage principal ».

[28] « il est devenu un personnage  ».


Florian Fraissard. Agrégé d’espagnol, nous effectuons une thèse de doctorat en littérature comparée intitulée « Un défi aux genres. La littérature gay occidentale contemporaine » (sous la direction d’Yves Clavaron). À travers un corpus couvrant six aires linguistiques et onze pays, européens et américains, nous étudions la littérature gay du XXIe siècle au prisme de la « génologie ». Il s’agit, en effet, d’interroger la question du gender et de ses implications dans l’émergence d’un genre littéraire nouveau, la « littérature gay », laquelle se construit en retour face à et contre une littérature canonique dominante qui, bien souvent au cours des siècles précédents, a maintenu cette voie esthétique divergente « au placard ». Le croisement de ces deux dimensions du « genre », l’une littéraire, l’autre culturelle, permet d’appréhender les spécificités de ces œuvres artistiques, dont la légitimité est l’objet de débats, parfois par les auteurs eux-mêmes, et de les replacer dans le système général de la littérature.

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