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L'honneur de la raison. Le rôle de la doctrine de l'impossibilité de l'erreur totale dans l’interprétation la doctrine du mal radical de Kant

The honour of reason: the role of the doctrine of the impossibility of a total error in the interpretation of the radical evil

Lara Scaglia

Revista de Estudios Kantianos. Publicación internacional de la SEKLE

Universitat de València, España

ISSN-e: 2445-0669

Périodicité: Semestral

vol. 8, n° 1, 2023

p.ordenes.azua@gmail.com

Reçu: 14 Juin 2022

Accepté: 12 May 2023



Résumé: Cet article tente de montrer que la doctrine de l'impossibilité de l'erreur totale (DIET) constitue l'un des principaux présupposés de la pensée morale de Kant et non seulement de sa pensée théorétique. Je vais présenter comment l’antinomie est un des principaux motifs de l’investigation philosophique de Kant et après je vais illustrer mon interprétation du mal radical en défendant une interprétation de la raison en Kant comme une faculté unitaire.

Abstract: This article attempts to show that the doctrine of the impossibility of total error (DIET) is one of the main presuppositions of Kant's moral thought and not just of his theoretical thought. I will exhibit how the antinomy of reason is one of the most important motives of Kant's philosophical inquiry and then illustrate my interpretation of radical evil by advocating an interpretation of reason in Kant as a unitary faculty.

Keywords: moral Kant, evil, reason, antinomy.

Palabras clave: Kant, mal, raison, antinomie

L'honneur de la raison. Le rôle de la doctrine de l'impossibilité de l'erreur totale dans l’interprétation la doctrine du mal radical de Kant

1. L’honneur de la raison. L’antinomie comme motif de l’investigation de Kant

Le problème de l'erreur anime sans doute en grande partie le projet critique de Kant. Dans sa lettre à Christian Garve du 21 septembre 1798, Kant déclare que le point de départ de son travail n'était pas l'enquête sur l'existence de Dieu, l'immortalité etc., mais l'antinomie de la raison pure, afin d'éliminer le scandale que constitue son apparente contradiction avec lui-même.

L’ « honneur de la raison humaine » (cf. Gedanken von der wahren Schätzung der lebendigen Kräften A 194) est menacé par les disputes des philosophes qui, soutenant des thèses contradictoires mais avec des arguments tout aussi évidents et incontestables, semblent destinés à mener des batailles aussi sanglantes que peu concluantes. « Si l'objet des mathématiques est facile et simple, celui de la philosophie est difficile et compliqué » (cf. AA II: 282) et la métaphysique, considérée comme la plus difficile des disciplines humaines, semble être contrainte de déposer les armes. Mais pourquoi l'homme devrait-il s'intéresser à de telles questions ? Pourquoi devrait-il leur consacrer sa vie ? Pourquoi l'homme devrait-il y consacrer sa vie sans avoir la certitude d'arriver à bon port ? Qu'est-ce qui le motive ? La seule réponse plausible est qu'il est poussé par sa nature, qui a placé dans notre raison une infatigable tendance. La nature a placé dans l’homme la trace de ce chemin métaphasique (KrV BXV). En fait, ce n'est pas un hasard si la raison est configurée comme « la faculté du désir » (AA V: 197): qu'est-ce qui est moins artificiel et plus structurel que le désir ?

Kant est bien conscient du rôle important de la métaphysique, à tel point qu'il écrit dans sa lettre du 8 avril 1766 à Moses Mendelssohn qu’il est très loin de considérer la métaphysique elle-même comme superflue. Kant croit avoir compris sa nature et sa position est radicale : la prospérité de l'homme dépend de la métaphysique. Pourtant, la métaphysique, qui était autrefois considérée comme la reine de toutes les sciences (KrV AVIII), risque aujourd'hui de perdre sa primauté au profit des sciences, qui, semblent offrir à l'humanité certitude.

Cette question est mise en évidence par le fait qu'en 1764, l'Académie royale des sciences de Berlin a proposé un sujet qui a suscité l'intérêt de Kant et des principaux philosophes allemands de l'époque : on désire savoir si les vérités métaphysiques en général, sont susceptibles de démonstrations aussi claires que celles des vérités géométriques.

Alors que pour d'autres penseurs (tels que Mendelssohn et Lambert), cela s'est avéré être une occasion de réitérer des théories déjà élaborées, pour Kant, cela a donné lieu à une investigation spéculative en progrès continu, à tel point qu'il conclut l'essai presque par une exhortation à approfondir les difficultés rencontrées. Il écrit que même s’il est possible d'atteindre le plus haut degré d'évidence philosophique dans les premiers principes de la moralité, les concepts suprêmes de normativité doivent encore être déterminés avec plus de certitude et il faut établir si ces premiers principes sont décidés par la seule faculté cognitive, ou par le sentiment. .cfr. Untersuchung über die Deutlichkeit der Grundsätze der natürlichen Theologie und der Moral)

Mais est-il possible pour la métaphysique de suivre un chemin sûr ? Comment pouvons-nous sortir du labyrinthe des antinomies qui outragent « l'honneur de la raison » ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire d'analyser le concept même d'antinomie, dont la signification, comme l'ont montré les recherches, n'est pas toujours claire. La signification, comme le montrent les recherches de Norbert Hinske, n'est pas univoque, mais triple.

Tout d'abord, lorsque le terme est utilisé au pluriel, il a une valeur concrète, indiquant « le conflit de propositions individuelles » (Hinske, 1987, p. 95) (thèse et antithèse). Cette utilisation du concept peut être trouvée dans les écrits de 1755-1756. Dans la Naturgeschichte, on peut lire que les arguments sont également fermes des deux côtés et sont tous deux à considérer comme équivalentes.

Deuxièmement, comme le souligne l'étymologie grecque (αντί νὸμος), l’antinomie n'indique pas le conflit entre propositions, mais plutôt le conflit de lois, de principes, de maximes opposés qui sème la discorde dans les disquisitions des philosophes. Il s’agit de la signification du terme utilisé dans la Dissertation de 1770, dans lequel les lois de l'intellect et de la raison pure s'opposent aux lois de l'intuition et de la cognition intuitive (cf. AA II: 388-389). Troisièmement, il désigne une position particulière de la raison. En fait, Kant dans la Critique de la raison pure déclare :

D’un côté, j’ai toujours un concept contradictoire de l’unité synthétique absolue de la série, je conclus, de l’autre, à la vérité de l’unité opposée, quoique je n’aie portant non plus aucun concept. Je désignerais sous le nom d’antinomie de la raison pure l'état de la raison dans ces conclusions dialectiques ( KrV A340/ B398).

Bon, il est évident que les trois sens se réfèrent l'un à l'autre : l'opposition entre les propositions est la conséquence directe d'un affrontement entre les principes de la raison pure. L'opposition entre les propositions est la conséquence directe d'un conflit entre les principes qui constituent leur fondement qui, à leur tour, peuvent être ramenées à une antinomie entre différentes facultés de l'âme. Mais de quels conflits s'agit-il? Tout d'abord, l'opposition entre la loi selon laquelle dans la recherche des causes, il n'est pas possible de remonter à un premier principe ( tout ce qui surgit, doit surgir de quelque chose qui surgit aussi ) et la loi selon laquelle le conditionné reçoit également la condition, c'est-à-dire l'inconditionné absolu.

C'est-à-dire qu'il s'agit du contraste entre un monde limité dans l'espace avec une origine dans le temps et un monde spatialement illimité sans origine dans le temps ou entre une nature gouvernée par le déterminisme, et une nature qui admet la liberté et Dieu. Mais cette antinomie, dans son sens le plus profond, indique le contraste qui se crée au sein même de l'âme : entre l'intellect, faculté dont la valeur réside uniquement dans l'usage empirique, et la raison, une faculté qui exige l'inconditionnel, l'autonome, la transcendance. La dialectique de la raison pure qui se constitue ainsi est naturelle et inévitable (KrV A298/ B354) dont les hommes sont incapables de se libérer (KrV A339/ B397).

Cela se reflète dans le Prologue de la Critique de la raison pure lorsqu'il déclare, à propos de la tendance naturelle de la raison humaine à la métaphysique et de son besoin d'introduire des principes au-delà de l'expérience, ce qui suit: « Mais, par-là, elle se précipite dans l’obscurité et des contradictions, d’où elle peut certes conclure que cela doit tenir à des erreurs cachées quelque part, mais sans pouvoir les découvrir, [...] » (KrV AVIII). Dans la lignée de cette affirmation et en dehors de la discussion sur ce qui a donné à Kant la grande lumière en l'an 1769 (Refl. 5037, AA XVIII: 69), les références de Kant à l'antinomie comme "scandale" et comme "phénomène" sont assez bien connues. Mais ce qui est encore plus révélateur pour le but de cet article, c'est que, dans ce contexte, Kant se prononce sur la nécessité d'investiguer chaque grande erreur comme un paradoxe pour la connaissance, ainsi que le vice doit être considéré comme un paradoxe de la volonté :

Chaque erreur est un phénomène et, en effet, la grande erreur, puisqu'elle s'écarte alors des lois ordinaires de l'entendement, doit être considérée comme un paradoxe. C'est quelque chose de contre nature, comme tout ce qui s'écarte des lois ordinaires de l'entendement. Il faut donc rechercher soigneusement comment il a pu naître, tout comme il faut rechercher en morale comment le vice, qui est un paradoxe de la volonté, a pu naître (V-Lo/Philippi, AA XXIV: 406)

En face de ce parallèle entre le vice et l’erreur, on peut utiliser le DIET pour fournir un compte rendu des caractéristiques de la raison utile pour interpréter certains passages difficiles non seulement de la pensée théorique de Kant mais aussi de la pensée pratique. L’hypothèse générale de cette interprétation peut être décrite par l'analogie suivante : de même que l'erreur ne peut être totale dans la cognition, le vice (en tant que déviation de la volonté par rapport à la Loi morale) ne peut être total (c'est-à-dire déterminé par une volonté obligée à vouloir le mal, une volonté diabolique). La volonté (Willkür), en effet, est toujours liée à la Raison et même lorsqu'elle lui préfère d'autres motifs, elle ne peut pas être absolument (nécessairement et suffisamment) déterminée par ceux-ci. Comme le dit Kant dans la Métaphysique des mœurs, nous avons :

[…] un devoir de respect envers l'homme, jusque dans l'usage logique de sa raison, il ne faut pas blâmer les faux pas de celle-ci sous le nom d'absurdité, de jugements ineptes, etc., mais plutôt présupposer qu’il doit pourtant y avoir en eux quelque chose de vrai et chercher à l’extraire […]. Il en va de même du reproche à l’endroit du vice, qui ne doit jamais tourner au mépris total du vicieux ni lui denier toute valeur morale, parce que dans cette hypothèse, il ne pourrait jamais s’améliorer, ce qui est incompatible avec l’Idée d'un homme qui en tant que tel (comme être moral), ne peut jamais perdre toute disposition au bien (AA VI: 463-464).

Pour élucider cette hypothèse, j'essaierai de clarifier ce que Kant entend par "prédisposition au bien", en me concentrant sur la première partie de Die Religion innerhalb der Grenzen der bloßen Vernunft, où Kant distingue la prédisposition originelle au bien dans la nature humaine et la propension au mal[2].

2. La prédisposition au bien

Kant rejette un récit déterministe du bien et du mal : même si nous sommes soumis à des inclinations, celles-ci ne sont pas en soi mauvaises et ne sont jamais suffisantes pour déterminer nos décisions :

Quand donc nous disons: par nature l’homme est bon, ou par nature il est mauvais, cela signifie seulement qu’il contient un principe premier (insondable pour nous) d’adhésion à de bonnes maximes ou d’adhésion à de mauvaises maximes (contraires à la loi) et cela de manière universelle en tant qu’un homme de telle sorte que par là il exprime aussi le caractère de son espèce (AA VI: 21).

Lorsque nous décrivons la nature humaine comme étant bonne ou mauvaise, nous ne caractérisons donc pas la nature humaine en elle-même, mais plutôt les motifs qui déterminent nos maximes. Kant, en particulier, adopte une position rigoriste : bien que l'être humain détermine et adopte une variété de maximes à différents moments et dans différentes situations, chacune de ces maximes doit avoir un fondement suprême selon lequel les dispositions impliquées sont organisées hiérarchiquement (subsumées). A l'opposé du rigorisme, il y a le syncrétisme, c'est-à-dire l'hypothèse que les maximes[3] ont différents motifs qui ne sont pas organisés hiérarchiquement. Selon le rigorisme de Kant, même si le motif suprême de la détermination de la volonté dans les maximes est difficilement saisissable[4], un tel motif suprême doit être présupposé :

La disposition, c'est-à-dire le premier motif subjectif de l'adoption des maximes, ne peut être qu'unique, et elle s'applique à tout l'usage de la liberté universellement. Cette disposition aussi, cependant, doit être adoptée par le libre pouvoir du choix, car autrement elle ne pourrait pas être imputée. Mais il ne peut y avoir aucune autre connaissance du fondement subjectif ou de la cause de cette adoption (bien que nous ne puissions pas éviter de nous interroger à ce sujet), car sinon nous devrions produire encore une autre maxime dans laquelle la disposition devrait être incorporée, et cette maxime doit à son tour avoir son fondement. Par conséquent, puisque nous ne pouvons pas dériver cette disposition, ou plutôt son fondement le plus élevé, d'un premier acte du pouvoir de choisir dans le temps, nous l'appelons une caractéristique du pouvoir de choisir qui lui appartient par nature (même si la disposition est en fait fondée sur la liberté). Cependant, que par "l'être humain" dont nous disons qu'il est bon ou mauvais par nature, nous avons le droit d'entendre non pas les individus (car autrement on pourrait supposer qu'un être humain est bon, et un autre mauvais, par nature) mais l'espèce entière (AA VI : 35).

Kant approfondit la notion de disposition en reconnaissant trois prédispositions au bien : "I. La prédisposition à l'animalité de l'être humain, en tant qu'être vivant ; 2. A l'humanité en lui, en tant qu'être vivant et en même temps rationnel ; 3. A sa personnalité, en tant qu'être rationnel et en même temps responsable." (AA VI: 26). Il esquisse ici une sorte d'anthropologie morale, selon laquelle, compte tenu de la conception de l'être humain comme "vivant et raisonnable" (Weil, 1970, p. 156) - doté de caractères à la fois empiriques et intelligibles se révélant dans les actions -, on peut distinguer trois prédispositions (Anlagen) au bien.

Premièrement, l'animalité, qui concerne les soins physiques et la préservation et peut être considérée comme un amour de soi mécanique, qui ne nécessite pas l'utilisation de la raison; deuxièmement, il y a l'humanité, c'est-à-dire une sorte de stade intermédiaire dans lequel la raison pratique est impliquée, mais seulement en tant qu'acquiescement à d'autres incitations (par exemple, en tant que capacité à trouver les moyens de suivre nos incitations socio-psychologiques et de nous efforcer d'acquérir une valeur morale face aux autres); troisièmement, on a la personnalité, qui concerne l'utilisation de la raison pratique, en tant que capacité à respecter la loi morale comme étant suffisante pour déterminer la volonté. La première et la deuxième prédispositions reflètent ce qui, dans l'Idée pour une histoire universelle à visée cosmopolite, est défini comme la "sociabilité asociale": une sociabilité qui nous rassemble mais qui menace aussi constamment de briser la société (AA VIII : 20). Selon Kant, notamment, nous sommes attirés les uns vers les autres non seulement en raison de nos besoins fondamentaux de survie, mais aussi en raison d'une pulsion sociale liée à notre besoin d'être acceptés et estimés par les autres. Il en résulte une situation dans laquelle nous promouvons le bien commun, mais aussi la compétition l’un contre l’autre, ce qui est le côté sombre de notre pulsion sociale (Pasternack, 2014, p. 95), conduisant à l'arrogance et à la Schadenfreude dans un processus de corruption sociale et réciproque.

Contrairement à l'animalité et à l'humanité, la prédisposition à la personnalité n'a pas un côté sombre. Elle peut, certes, être ignorée, mais elle ne peut pas être corrompue : c'est le "germe du bien" dont le développement peut être entravé (AA VI: 38) par la "cause active et opposée du mal" (AA VI: 57), mais "ne peut pas être extirpé ou corrompu" (AA VI: 45). Cette "susceptibilité au respect de la loi morale comme étant en soi une incitation suffisante au pouvoir de choix" (AA VI: 27) est également décrite dans les prémisses (par exemple AA IV: 400) ainsi que dans l'importante discussion de la deuxième Critique sur le sentiment moral et le respect (AA V: 71-89).

3. Propension au mal

À la différence de la prédisposition, la propension (propensio) indique un fondement subjectif de la possibilité contingente d'un désir habituel (inclination). Comme l'écrit Kant :

Il est mauvais par nature »signifie que cette assertion s'applique à lui quand on le considère dans son espèce ; cela ne veut pas dire qu’une telle qualité pourrait être déduite du concept de son espèce (celui de l’homme en général), car autrement elle serait nécessaire, mais qu’il ne peut pas être jugé d’une autre façon selon ce que l’on connait de lui par l'expérience, ou bien qu’on peut présupposer ce penchant comme subjectivement nécessaire en chacun – et même chez le meilleur des hommes.(AA VI: 32)

Le trait distinctif de cette propension est qu'elle est pensée comme quelque chose qui peut être inné mais qui ne peut pas (darf nicht) être représenté comme tel[5], mais plutôt comme (si c'est une bonne propension) étant acquis ou (si c'est un mal) apporté par l'être humain sur lui-même via la volonté - dem Willkür[6]- (AA VI: 29).

Trois caractéristiques de cette propension peuvent être distinguées dans le texte: premièrement, puisque le mal est un mal moral, alors la propension doit être fondée sur un motif subjectif de la possibilité de s'écarter de la loi morale; deuxièmement, si nous devons la penser comme appartenant aux êtres humains de manière universelle, alors elle doit être appelée comme une propension naturelle qui appartient à l'humanité en tant qu'espèce; troisièmement, nous avons une capacité à adopter la loi morale dans les maximes qui déterminent le bon (ou le mauvais) cœur. Ces caractéristiques conduisent à certaines problématiques et je me concentrerai ici surtout sur la dualité nécessité-liberté.

Comme le dit Kant, la propension au mal appartient même au meilleur être humain en tant que "motif déterminant subjectif du pouvoir de choix qui précède tout acte, et qui n'est donc pas encore lui-même un acte" (AA VI: 31). Comment comprendre la nécessité de ce motif et la concilier avec la liberté ? Pour Kant, il faut distinguer la propension au mal comme acte originel (peccatum originarium), c’est-à-dire un usage de la liberté[7] par lequel on peut adopter une maxime suprême contre la loi - c'est le fondement formel de tout acte contraire à la loi -, et la propension comme vice (peccatum derivativum), c'est-à-dire comme un acte qui résiste empiriquement à la loi. Le premier est intelligible (connaissable par la seule raison), le second est sensible (factum phaenomenon), le premier ne peut être éradiqué, le second peut être évité.

Mais cela signifie-t-il que la propension au mal (au sens premier) détient une nécessité a priori ? Pour répondre à cette question, je rappellerai la distinction faite par Kant entre une revendication d'universalité stricte et une revendication d'universalité comparative : la première exige une démonstration a priori, tandis que la seconde est une généralisation ou une abstraction, telle que l'on pourrait la faire par induction empirique (KrV A24/B39). Comme le dit Kant :

L'expérience nous apprend, certes, que quelque chose est constitué ainsi et ainsi, mais non pas qu'il ne pourrait en être autrement. Premièrement, donc, si une proposition est pensée en même temps que sa nécessité, c'est un jugement a priori ; si, de plus, elle n'est également dérivée d'aucune proposition, sauf d'une proposition qui, à son tour, vaut comme proposition nécessaire, alors elle est absolument a priori. Deuxièmement : l'expérience ne donne jamais à ses jugements de vérité ou de rigueur, mais seulement une universalité supposée et comparative (par induction), de sorte qu'il faut dire proprement : pour autant que nous l'ayons encore perçu, il n'y a pas d'exception à telle ou telle règle. Ainsi, si un jugement est pensé dans une universalité stricte, c'est-à-dire de telle sorte qu'aucune exception ne soit admise, il n'est pas dérivé de l'expérience, mais est au contraire valable absolument a priori. L'universalité empirique n'est donc qu'un accroissement arbitraire de la validité de ce qui vaut dans la plupart des cas à ce qui vaut dans tous, comme par exemple dans la proposition " Tous les corps sont lourds ", alors que l'universalité stricte appartient essentiellement à un jugement ; cela indique une source spéciale de cognition pour celui-ci, à savoir une faculté de cognition a priori. (KrV B3-4)

Selon Allison, la propension au mal est un cas de stricte universalité (non-comparative) : étant donné le caractère impératif de la loi morale et qu'un commandement à une volonté déjà adéquate à la loi n'a pas de sens, il doit exister une propension à s'éloigner de la loi morale. Mais cette interprétation est problématique, car elle semble incompatible avec la possibilité d'un changement du cœur et la possibilité d'assumer une bonne maxime suprême. Maintenant, en regardant de plus près le texte, il est vrai que Kant affirme que la propension au mal est une caractéristique universelle de notre espèce (AA VI: 25, 30, 32-33) et qu'elle ne peut être éradiquée (AA VI: 31); cependant, comme nous l'avons déjà mentionné, cette propension naturelle n'est pas définie comme stricte ou objectivement nécessaire, mais plutôt comme subjectivement nécessaire, c'est-à-dire qu'elle n'est pas déduite du concept d'être humain en général (AA VI: 32). En ce sens, nous pourrions soutenir que la propension au mal n'est pas impliquée dans le concept d'être humain de manière analytique, c'est-à-dire comme si elle était une propriété nécessaire du concept sans laquelle il ne serait pas le même, mais plutôt comme une condition postulée. Il y a, en effet, une distinction entre la propension (Hange), qui affecte la Willkür mais pas la Wille - la raison pratique voulant la Loi morale in toto - et la Gesinnung au mal, - une disposition morale ne voulant nécessairement et suffisamment autre chose que le mal et qui n'est pas liée à la Loi morale -. Kant, donc, ne soutient pas que les êtres humains peuvent être absolument mauvais moralement. Car si c'était le cas, la possibilité d'un changement de cœur serait perdue et cela n'aurait aucun sens de remettre en question la moralité de nos maximes. La propension est donc une sorte de condition nécessaire au mal moral, mais pas une condition suffisante : si nous pouvons adopter des maximes mauvaises, alors nous devons avoir la propension; mais cela n'implique pas que nous ne pouvons qu'adopter des maximes mauvaises. En ce sens, il est possible de concilier la liberté et le mal radical : comme un fait (un fait intellectuel), la propension au mal est une affection naturelle de la Willkür (AA VI: 29; AA VI: 32), mais ce fait ne signifie pas que nous ne pouvons pas ne pas suivre cette propension. C'est nous qui décidons de son rôle. Ainsi, la propension au mal précède logiquement et causalement chaque disposition morale (Gesinnung) même si elles semblent converger une fois que nous choisissons la propension comme règle générale dans notre Gesinnung. Mais cette convergence est produite par un acte de volonté par lequel un principe pratique approprié (la Loi morale) est installé dans notre volonté. Dans cette perspective, le mal radical (AA VI: 57) pourrait donc être interprété comme une condition de possibilité de la vie morale - "La vertu est lutte" (Weil, 1970, p. 148).

Comme Rosales le souligne, la vie morale est l’histoire du mal moral et de la lutte pour la liberté[8] (Rosales, 2021). Sans inclinations, il n'y aurait pas de lutte pour déterminer notre volonté conformément à la loi morale et, par conséquent, pas de vie morale :

L'être humain doit se faire ou s'être fait lui-même ce qu'il est ou doit devenir au sens moral, le bien ou le mal. Ces deux [caractères] doivent être un effet de son libre arbitre, car autrement ils ne pourraient pas lui être imputés et, par conséquent, il ne pourrait être moralement ni bon ni mauvais. Si l'on dit : L'être humain est créé bon, cela ne peut signifier que : Il a été créé pour le bien et la prédisposition originelle en lui est bonne ; l'être humain n'est donc pas bon en tant que tel, mais il fait en sorte qu'il devienne bon ou mauvais, selon qu'il intègre ou non dans ses maximes les incitations contenues dans cette prédisposition (et cela doit être laissé entièrement à son libre choix). (AA VI: 44)

C'est-à-dire, en assumant le factum[9] de la Loi morale dans sa forme impérative, nous devons en même temps assumer qu'il y a quelque chose qui nous conduit dans des directions différentes de la Loi. C'est à cause de cette nécessité de notre pensée, que nous devons assumer le mal radical comme un factum humain-universel qui peut finalement être déduit de la validité de la facticité de la loi morale (Wyrwich, 2015, p. 308).

J'essaie ainsi de proposer une interprétation qui se démarque de celles qui supposent que le mal radical est une thèse démontrée a priori[10] ou empiriquement parce que je crois que les deux cas conduisent à une certaine incohérence au sein de la pensée éthique de Kant: le premier cas pourrait conduire à exclure la possibilité que l'impératif catégorique puisse être un motif suffisant pour notre volonté ; le second confond l'utilisation par Kant de l'universel avec le général (fourni par induction et donc non nécessaire à supposer comme appartenant à la nature humaine).

En bref, ce que je suggère, c'est une division entre :

-ce qui est universel et suffisant (certaines conditions minimales de rationalité, telles que le je pense, les formes pures d'intuitions et les catégories)

-ce qui est universel mais pas en soi suffisant (c'est le cas du mal radical, qui n'est pas suffisant pour déterminer toujours les maximes)

-ce qui est universel et devrait (et peut) être suffisant (l'impératif catégorique).

De la même manière que la raison a une tendance naturelle et inévitable à dépasser les limites de l'expérience, provoquant ainsi des sophismes et des erreurs cognitives, la volonté a une propension naturelle au mal, mais toutes deux peuvent et doivent être corrigées et pour cela, elles ne peuvent jamais être totales, absolues :

la loi lie toujours le sujet et est en quelque sorte impliquée dans les maximes. - Le fondement de ce mal ne peut pas non plus être placé dans une corruption de la raison moralement législative, comme si la raison pouvait extirper en elle-même la dignité de la loi elle-même, car cela est absolument impossible. Se considérer comme un être agissant librement, et pourtant exempté de la seule loi qui lui soit proportionnée (la loi morale) reviendrait à penser une cause opérant sans aucune loi (car la détermination selon la loi naturelle est abolie à cause de la liberté) : et c'est une contradiction. La nature sensuelle ! contient donc trop peu pour fournir un fondement au mal moral dans l'être humain, car, dans la mesure où elle élimine les incitations originaires de la liberté, elle fait de l'homme un être purement animal ; une raison exonérée de la loi morale, une raison mauvaise pour ainsi dire (une volonté absolument mauvaise), en contiendrait au contraire trop, car la résistance à la loi serait elle-même élevée par là au rang d'incitation (car sans incitation le pouvoir de choix ne peut être déterminé), et ainsi le sujet serait fait un être diabolique. - Ni l'un ni l'autre ne sont cependant applicables à l'être humain. (AA VI: 35)

4. L'impossibilité du mal total

Pour mieux comprendre l'impossibilité d'un mal total et sa relation avec l'impossibilité d'une erreur totale, je m'arrêterai brièvement sur la distinction de Kant entre trois types dans lesquels se réalise cette propension naturelle au mal (AA VI: 30). Fragilitas, c’est-à-dire quand la loi fait partie de ma maxime mais est plus faible par rapport à une autre inclination; impuritas, i.e. quand la conformité à la loi n'est pas pure et la loi n'est pas une incitation suffisante et partant d'autres incitations sont nécessaires; vitiositas-pravitas, c’est-à-dire la corruption du cœur humain qui passe quand la loi morale est subordonnée à d'autres incitations et pourrait conduire à la perversitas lorsqu'elle inverse l'ordre éthique concernant les incitations d'un libre pouvoir de choix.

Alors que l'agent fragile perpétue un mensonge intérieur sur son incapacité à remplir ses devoirs lorsque les désirs le poussent dans une autre direction, l'agent impur suppose qu'il n'y a pas de différence entre la moralité et la légalité ). Différemment, le dépravé privilégie explicitement l'intérêt personnel, tout en dévalorisant la loi morale. Bien que différenciables, il ne semble pas que ces attitudes soient graduelles ou exclusives: la première, par exemple, pourrait impliquer la troisième (celui qui se trompe choisit de privilégier son intérêt personnel). Dans ce cadre, où, même s'il est radical (AA VI: 32; VI: 37 s.), le mal ne peut pas déterminer de manière absolue le choix de nos maximes, il est possible d'affirmer que la nature humaine est corrompue mais pas de manière absolue :

Nature morale pervertie, donc ; mais nature qui reste morale en ce sens que la lumière naturelle morale de la raison n'est pas obscurcie, que la loi, en toute sa pureté, avec toute sa sévérité, est présente à l'esprit de l'homme qui s'est perverti lui-même et qui donc se sait perverti et se juge: il est perverti, il n'est pas pervers au point de s'opposer, consciemment et - il faut le dire – consciencieusement, à la loi. Ce n'est pas une paix céleste, ce n'est pas, non plus, si une telle chose peut exister, la paix des ténèbres : en lui-même, il lutte avec lui-même, sa raison pure avec sa volonté impure, sa nature morale telle qu'elle est devenue avec sa nature raisonnable qu'il ne saurait perdre (Weil, 1970, p. 159).

Le mal doit alors être compris comme une position prise à l'égard de la loi morale, qui ne se contente pas de préférer certaines inclinations, mais dit aussi "non" à la moralité (AA VI: 22). Mais pourquoi cela se passe-t-il comme ça ? Pourquoi dit-on « non » à la moralité ? La raison ne peut pas être attribuée à la sensibilité « per se » ; il faut rappeler que les inclinations ne sont pas en soi bonnes ou mauvaises (AA VI: 26), de la même manière que les intuitions ne causent pas d'erreur "en soi" :

Car la vérité et l'illusion ne sont pas dans l'objet, dans la mesure où il est intuitionné, mais dans le jugement porté sur lui dans la mesure où il est pensé. On dit donc à juste titre que les sens ne se trompent pas, non pas parce qu'ils jugent toujours correctement, mais parce qu'ils ne jugent pas du tout. [...] Dans une représentation du sens (parce qu'elle ne contient aucun jugement), il n'y a pas d'erreur. (KrV A294 B350)

Aussi fortes que puissent être nos inclinations, à elles seules, elles ne peuvent pas suffire à déterminer nos maximes avec nécessité (Pasternack, 2014) et un changement de cœur est toujours possible :

Car, malgré cette chute, le commandement de devenir de meilleurs êtres humains résonne encore sans relâche dans nos âmes ; par conséquent, nous devons aussi en être capables, même si ce que nous pouvons faire est en soi insuffisant et si, en vertu de cela, nous nous rendons seulement réceptifs à une assistance supérieure qui nous est impénétrable. - Nous devons certainement présupposer dans tout cela qu'il reste encore un germe de bonté dans son entière pureté, un germe qui ne peut être extirpé ou corrompu. (AA VI: 45).

En retournant à notre question, on peut dire que Kant reste plutôt influencée par le rationalisme et l’optimisme[11] de Leibniz et Wolff. Dans un univers d’intelligibilité, le mal n’a pas de vérité propre. Tout ce qui est, est raisonnable, tout ce qui est, est bon (AA XV: 519); la raison est le bien lui-même (AA XV: 236). Le mal, cependant, n’est pas une simple privation ou négation ; mais il ne parvient pas à lui attribuer sa propre place métaphysique.

Le mal est donc sans un propre « caractère » (AA VII: 329) et il est insondable (« unergründliche » Vető, 2018, p. 289). L’hétéronomie des maximes en laquelle se réalise le mal, est le résultat d’une relation sans suivre la loi, une condition mixte : si on avait une raison pure, elle ne tomberait jamais dans l’erreur et la volonté serait pure et ne pècherait jamais (AA XVI: 284). L’intelligence a le but naturel de rechercher et voir la vérité ; la volonté, à son tour, s’efforce par sa nature de rechercher le bien. Le cas dans lequel l’intelligence considère la non-vérité comme étant la vérité est paradoxal et le vice à son tour est un « Paradoxe de la volonté » (AA XXIV: 406). Même si l’on comprend que le mal est la conséquence de l’exercice hétéronome de la raison, on ne comprend toujours pas la possibilité de le choisir, c’est-à-dire, la possibilité de choisir le mal, qui n’est ni substance ni objet, mais une maxime de volonté, une règle, une tendance originelle que l’on ne peut pas expliquer (AA VI :43). On ne peut pas expliquer ou connaître l’origine de cette tendance[12].

Dans la doctrine du mal radical, donc, on peut voir comment l’idéalisme allemand, qui normalement ne peut pas obtenir toute la clarté désirée et son chemin mène la raison à la reconnaissance de l’irréductible, que l’on ne peut jamais comprendre, mais que l’on doit penser (cf. Vető, 2018). Cette aporie[13] donne naissance à la vie morale et doit et peut conduire à la conversion du cœur et à l’obéissance à la loi morale, qui reste quelque chose d’irrésistible :

L'homme (même le plus détestable), quelles que soient les maximes dont il s’agit, ne renonce pas à la loi morale pour ainsi dire à la manière d’un rebelle (en refusant l’obéissance). La loi s'impose bien plutôt à lui de manière irrésistible, en vertu de sa disposition morale; et si aucune motif n’agissait en sens contraire, il y adhèrerait dans sa maxime suprême comme principe moteur de son arbitre; c'est-à-dire qu'il serait moralement bon. (AA VI: 36)

Une volonté diabolique tient alors lieu de possibilité simplement logique, c'est-à-dire que nous pouvons penser à une volonté voulant le mal, bien que cela ne puisse être le cas de notre volonté humaine car, en tant qu'agents rationnels, nous sommes soumis à la loi morale. On peut se demander ce que pourrait être ce type de raison : comment est-il possible qu’un être capable de se libérer de l'incitation à la moralité conserve encore sa rationalité? On pourrait suggérer que le lion rebelle de Satan a effectivement délogé l'incitation morale, mais si c'est le cas, pourrions-nous encore le considérer comme rationnel ?

C'est précisément cela que signifie le DIET dans le raisonnement pratique : s'il pouvait exister une volonté et une raison capables de construire des maximes dans lesquelles l'incitation morale est absente, c'est-à-dire que la loi n'est pas impérative, alors ce serait un cas de mal total. Mais ce n'est pas le cas de notre raison et de son factum (l'impératif catégorique). Pourtant, le cas d'une volonté diabolique[14] est analogue à la possibilité logique d'un intellect intuitif (nous pouvons penser à un type d'intellect qui n'a pas besoin d'intuitions pour connaître de manière similaire : étant donné ., nous pouvons penser au non-a, comme une pensée négative).

5. DIET y la mensonge à soi-même

On pourrait soutenir que chez Kant le problème du mal n'est pas lié à la volonté diabolique, mais plutôt à l'auto-illusion. Si c'est le cas, quelle est la conséquence pour la DIET ? Est-ce-que la mensonge à soi-même contredit la DIET ?

La mensonge à soi-même (ou seulement sa possibilité) a été considérée comme une condition du mal[15] y cette condition peut être interprète comme quelque chose qui rend impossible de savoir si le cœur est bon ou systématiquement mauvais (Welsch, 2019). Dans la Religion, Kant affirme qu'une action mauvaise présuppose une maxime mauvaise, qui présuppose à son tour une maxime mauvaise suprême. Cette maxime suprême révèle comment un sujet utilise sa liberté, déterminant ainsi son caractère moral ou son cœur (AA VI: 21, 25, 29.)

Cependant Kant continue en transformant ou en traduisant cette structure de liberté dans le récit traditionnel de la doctrine du péché originel (AA VI: 20-22 25) qui décrit le mal comme un caractère naturel, quelque chose d'inhérent à l'homme, introduisant ainsi la rhétorique de la tromperie. Mais ce principe de transformation de la nature en liberté et vice-versa n'est pas seulement rhétorique mais plutôt philosophique : la nature doit être formée par la liberté (AA V: 195.) et la caractéristique des êtres humains est donnée par leur appartenance aux deux mondes (de la nature et de la liberté), c'est-à-dire que l'homme est homo noumenon et homo phaenomenon (VI : 434-435). Pour Kant, le caractère[16] suprasensible-intelligible de la liberté détermine le caractère empirique-sensible et le sensible est, à son tour, le signe empirique de l'intelligible. Mais, écrit Kant, le caractère humain a un défaut constitutif: la possibilité omniprésente de dissimulation.

Dans l'Anthropologie, Kant souligne que chez les êtres humains, il existe une division entre l'action extérieure et les motifs intérieurs y que il appartient à la composition originelle d'une créature humaine une qualité propre de progresser de la dissimulation à la mensonge (AA VII: 332). La dissimilation est la déformation de la représentation de soi: quand on ment, on veut que quelqu'un prenne quelque chose de faux pour vrai; tandis que dans la mensonge, on essaie de convaincre quelqu'un d'un semblant; et enfin la dissemblance est le fait de ne pas se représenter soi-même (même si l'intention est bonne)[17].

La volonté est toujours entachée de dissimulation, même si l'agent ne suit pas l'amour de soi. Cela fait de la dissimulation une caractéristique inéradicable de l'agence humaine, qui permet la mensonge et la mensonge à soi-même (AA VIII: 270; Refl 1412, AA XV: 615). Je vais me concentrer davantage sur le cas de la mensonge à soi-même, qui a été considérée par de nombreux interprètes comme la racine, ou la condition de possibilité du mal.

La mensonge à soi-même est considérée par Kant comme une forme sophistiquée de mauvais usage de la raison, ou, pour mieux dire, de rationalisation (Vernünfteln). Comme le dit Sticker[18] (2022), la raison n'est pas seulement la source de la moralité, mais elle nous permet aussi de justifier apparemment à nous-mêmes les transgressions morales. La rationalisation est alors une activité rationnelle, dans laquelle la raison pratique conçoit des pseudo-justifications et trouve des excuses pour promouvoir les fins d'un agent au détriment de la moralité. La mensonge à soi-même n'est donc pas un cas où la raison ne fonctionne pas, mais elle fonctionne plutôt de manière très sélectionnée ou distraite parce que l'intérêt principal a déjà été établi par le sujet. Par exemple, lorsque nous cherchons des circonstances atténuantes pour justifier le comportement d'un ami ou, si nous considérons le cas d'un médecin qui doit poser un diagnostic: il doit évaluer une variété de facteurs qualitatifs (l'histoire médicale du patient, son interprétation des symptômes qu'il connaît, etc.) et ces facteurs peut encourager la mensonge à soi-même. C’est vrai que Kant en la Fondation de la métaphysique des mœurs souligne que la raison humaine commune est encline à rationaliser contre la loi morale et à contester sa rigueur et sa pureté (AA IV: 405), mais cela ne se fait pas de manière directe : ce n'est pas le cas qu'un sujet ne veuille pas avoir une volonté pure. L'impureté est générée de manière indirecte, par la déviation de l'attention vers une cognition alternative agréable qui ne contredit pas directement ce que nous savons être vrai en ce qui concerne les principes moraux (Papish, 2018, pp. 80-84).

Nous pouvons maintenant voir comment le DIET, dans son acception morale, n'est pas contredit par la mensonge à soi-même : d'une manière paradoxale, seuls les agents soumis à la loi morale ont besoin des justifications apparentes pour agir de manière immorale.

Or, selon Welsh, le problème est qu'il n'y a aucun moyen de comprendre si on agit avec un bon caractère ou non et l'auto-illusion reste un problème dans le discours de Kant (Welsch, 2019, p. 67s.). Je suis d'accord pour dire que cela reste une difficulté cruciale dans l’œuvre de Kant, mais certains passages suggèrent que Kant n'est pas sceptique sur la connaissance de soi. Comme le dit Bernecker, l'actualité de la mise à l'épreuve de ses maximes par l'impératif catégorique semble exiger une attitude anti-sceptique envers au moins une forme de connaissance de soi: la connaissance du contenu de ses maximes (Bernecker, 2006, p. 163). De plus, si la mensonge à soi-même est une forme de rationalisation, il semble qu'elle n'implique pas l'impossibilité d'accéder à la vérité. Lorsque nous défendons un ami, nous sommes moins attentifs aux contenus de la cognition que nous voulons éviter, mais qui sont, en principe, accessibles (Papish, 2018, p. 166). Ce que nous devrions donc faire, même si c'est une mission sans fin, c'est de suivre l'impératif grec : connais-toi toi-même! Dans la Métaphysique des mœurs, notamment, Kant ne se contente pas d'introduire le devoir de se connaître soi-même, mais il donne des indications sur la manière dont on peut commencer ce travail d'interprétation de soi, par exemple en distinguant soigneusement les vices et les vertus (es: gratitude de la bienfaisance AA VI: 455; envie de l'ingratitude et de la malice AA VI: 458s).

Le mal est toujours une possibilité, mais jamais une possibilité totale et déterminante: la mensonge à soi-même et la possibilité de la connaissance de soi montrent que l'être humain, même s'il est corrompu, ne l'est jamais totalement.

Conclusion

En conclusion, on pourrait voir un argument en faveur de l'unité de la raison chez Kant à la lumière d'une relation analogique entre la doctrine de l'impossibilité d'une erreur totale et l'impossibilité d'un mal total. Comme l'erreur n'est jamais totale, il en va de même pour la volonté corrompue : puisque toutes deux dérivent et sont liées à la raison et à son commandement (bien qu'il puisse n'y avoir aucune adéquation entre le commandement de la raison dans les maximes pratiques et un usage correct de la raison dans chaque jugement), elles ne peuvent être absolues, c'est-à-dire exemptes d'un rapport avec la loi et d'être éventuellement corrigées. Et cela à cause de la conception de la raison de Kant, selon laquelle il existe des caractéristiques ou des utilisations universelles de la raison (descriptives, prescriptives, logiques réelles, constitutives, régulatrices) dans chacune des localités particulières dans lesquelles la raison est incarnée différemment.

Puisque la Loi est toujours contraignante (dans la mesure où une maxime est une maxime de la raison, et que la loi est une loi que la raison s'est toujours prescrite à elle-même), une maxime mauvaise dépend de la subordination des incitations, et cela ne signifie pas que la volonté soit totalement mauvaise, c'est-à-dire diabolique. La différence entre une maxime bonne ou mauvaise ne réside pas dans les incitations ou la matière des maximes mais dans la subordination des incitations, c'est-à-dire la forme de la maxime (AA VI: 36). La rationalité pratique s'enracine alors dans les critères justificatifs fournis par la structure formelle des maximes. L'une des façons dont Kant décrit le fonctionnement de ce processus de justification consiste à prouver la forme des maximes dans le chapitre sur la typique du jugement pratique pur contenu dans la Critique de la Raison Pratique (KpV AA V: 67s.), qui pourrait être développé en se référant aux maximes de l'entendement humain commun dans la Critique du Jugement (AA V: 294s.) et à l'éducation morale. Mais je ne m'attarderai pas ici sur ces parties.

Bibliographie

Reflections on the Banality of (Radical) Evil

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Notes

1 University of Warsaw. Contact: l.scaglia@uw.edu.pl.

Cet article - résultat du projet de recherche n° 2019/33/B/HS1/03003 financé par le National Science Center, Pologne - a pu être développé grâce aux débats avec mes collègues du SEKLE y SEKLF. En particulier, je suis très reconnaissante à Claudia Laos, qui a écrit sa thèse de doctorat sur la DIET. On doit considérer mon travail comme une continuation de sa recherche dans la philosophie pratique.

Les citations de Kant seront faites sur la base de l'Akademie-Textausgabe par volume et page (par exemple, AA I: 1-2; 3-4) sauf pour la Critique de la raison pure où les citations utiliseront la pagination standard de l'édition A/B.

2 On peut se demander quel est le rôle du mal radical dans le système de Kant, s’il a un rôle justificatif ou anthropologique. Pour Weil : « L'absence du mal radical dans les œuvres critiques s'explique ainsi parfaitement : sa présence serait, au contraire, inconcevable à ce niveau. Il se révèle à celui qui observe l'homme et les hommes, il appartient à la métaphysique morale qui, elle, est tenue de développer le système des devoirs, non de fonder le concept du devoir. II appartient à l'anthropologie ». (Weil, 1970, p. 150).
3 Cette position, pour Kant, conduit à un regressum ad infinitum.
4 Personne ne peut être sûr qu'il y a eu un acte moral : « Le cœur humain est opaque et la connaissance de soi n'est pas fiable. Nous ne pouvons même pas savoir s'il n'y a jamais eu un acte vraiment moral » (AA VI: 447). En revanche, l'existence d'actes mauvais est indéniable (AA VI: 32-33). Ainsi, comme le dit Weil : « L'observation des hommes, civilisés ou primitifs, s'y ajoute ; bien plus, que l'on fasse seulement attention à soi-même et à l'ambiguïté de ses propres motifs, et l'existence de la possibilité du mal devient évidente : elle se déduit de sa réalité ». (Weil, 1970, p. 157). Cependant, cela ne signifie pas que les maximes au-delà de ces actes mauvais soient totalement mauvaises, c'est-à-dire déterminées par une volonté diabolique voulant le mal en soi. Il n'y a pas d'adéquation parfaite entre les maximes et les actes, et il arrive rarement que l'acte réalise adéquatement la maxime.
5 Cfr. La version originelle en allemand : «Unter den Hange (propensio) verstehe ich den subjectiven Grund der Möglichkeit einer Neigung (habituellen Begierde, concupiscentia), sofern sie für die Menschheit überhaupt zufällig ist. †) Er unterscheidetsich darin von einer Anlage, daß er zwar angeboren sein kann, aber doch als solcher vorgestellt werden darf : sondern auch (wenn er gut ist) als erworben, oder (wenn er böse ist) als von dem Menschen selbst sich zugezogen gedacht werden kann"» (AA VI : 28-29)
6 Je ne m'étendrai pas ici sur la distinction entre Wille et Willkür, mais je rappellerai simplement que si le premier est considéré comme oberes Begehrungsvermögen (c'est-à-dire comme raison pratique au sens strict), le second est la capacité et l'activité spontanées du choix (cf. Horn, 2002). Le mal radical a donc touché la Willkür et non le Wille tel que l'entendait la raison pratique, qui, au sens strict, est et ne peut être que lié à l'impératif catégorique.
7 Ici on peut distinguer la pensée de Kant de l’Ecriture. A différence de la philosophie pratique kantienne, la Genèse décrit l’homme comme acteur du mal mais pas comme auteur parce qu’il est sous l’influence d’un esprit séducteur extérieur.
8 Dans son article Rosales (Rosales, 2021) a blâmé Kant d’avoir une conception du temps trop limitée et que cela rend difficile la compréhension du mal radical, vu un acte intelligible, mythologique, qui précède toute expérience (cf. AA VI: 39). Un individu ne peut pas déterminer son caractère moral avant d’avoir conscience de sa propre existence et de sa propre corporéité.
9 Je n'entrerai pas ici dans la discussion concernant l'interprétation de ce factum. Je me contenterai plutôt de souligner quelques points importants : 1) "factum" (en latin) et "Faktum" (en allemand) sont utilisés par Kant pour désigner des actes imputables méritant meritum ou demeritum par opposition à Handlung, opérations (cf. AA VI: 21; AA XIX: 159, Refl. 6784); 2) en tant que génitif objectif, le factum de la raison, souligne que la conscience de la Loi morale n'est pas déduite de données (qu'elles soient rationnelles - par exemple la liberté, qui n'est pas donnée en première instance - ou empiriques). La raison, en tant que pratique pure et intentionnelle, est une proposition syntaxique a priori (AA V: 56) dans laquelle la raison réfléchit sur elle-même, en se rendant consciente de son autonomie. 3) En tant que génitif subjectif, cela signifie que la raison, en tant que pratique pure, "produit" un factum. C'est-à-dire que la Loi morale est un factum, non pas dans le sens où elle serait irrationnelle ou naturelle, mais elle est le résultat de l'activité pratique de la raison pure. Elle démontre l'activité pratique de la raison pour déterminer la volonté (AA V: 42,55). Le Factum de la raison consiste donc en ces Taten dans lesquels la raison pratique se révèle (sich beweist) et a pour corrélat sensible le respect de la loi (Achtung vor dem Gesetz). Il est à la fois subjectif et objectif : la loi morale est objective et devient subjective par le biais du sentiment moral. Le Factum - identifié comme une activité et une réflexion de la raison sur soi - a donné lieu à de nombreuses interprétations et débats différents divers parmi les interprètes intuitionnistes et cognitivistes, mais pas seulement, et qui ont souvent été liés à l'intuition intellectuelle de Fichte telle qu'elle est présentée dans la Nova Methodo de 1797 (GA, s.1., IV : 224 ss.). L'affirmation que la volonté d'un être rationnel ne peut être une volonté propre que sous l'Idée de liberté, peut alors être interprétée comme impliquant que les êtres rationnels sont rationnels non seulement en pensant mais aussi en agissant: comme nous pensons par le jugement ainsi nous décidons par des maximes de détermination de la volonté par les principes de la raison (cf. Beck, 1960; Willaschek, 1991).
10 Papish argumente en faveur de la possibilité d'une démonstration a priori (qui n'est cependant pas explicite dans l'œuvre de Kant). Je suis d'accord avec son point de vue sur la relation entre le mal et la dissemblance en tant que caractéristique inéradicable de l'agence humaine (Papish, 2018, ch. 5). Cependant, j'insiste sur le fait qu'il s'agit d'une possibilité omniprésente, et non d'une réalité. Cela m'amène à considérer le cas du mal radical comme un cas inapproprié de démonstration a priori. Alors que, par exemple, l'appréhension transcendantale doit toujours accompagner les représentations, le mal est toujours une possibilité (mais pas une réalité nécessaire) de la détermination de la volonté.
11 On peut voir cet optimisme en la philosophie de l’histoire : L’exemple suprême de ce fonctionnement caché des forces de la nature – que l’on appelle également « sagesse suprême » ou « providence » – est la guerre. Kant déteste la guerre, qui est considérée comme le plus grand mal pour la race humaine (AA XIX: 611), le destructeur de tout bien (AA VII: 91), le plus grand obstacle à la morale (AA VII: 93), mais néanmoins il reste nécessaire pour le progrès.
13 Nabert (1955) interprète le mal radical comme un injustifiable qui ne se comprend pas en rapport à aucune règle. Il s’agit d’un concept positif, actuel: il n’est pas un manquement, mais quelque chose d’actuel analogue au concept de grandeur négative (cf. l’essai de Kant Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, 1763).
14 On peut en dire autant de la sainte volonté. Une sainte volonté est une volonté qui ne peut que suivre l'impératif catégorique y dont les maximes sont nécessairement en accord avec la loi (AA III: 66). Cette volonté n’a pas besoin d’un impératif (AA III: 35).
15 Pour Wood (2010), elle n'est pas impliquée dans toutes les instances du mal, tandis que Grenberg (2010) et Allison (1995) pensent que l'auto-illusion est cruciale dans la doctrine de Kant sur le mal.
16 La notion de caractère, selon l'Anthropologie, appartient à une théorie des signes (semiotica universalis): le caractère doit être considérée comme un "signe distinctif" (AA VII: 285. Dans le cas de l’être humain, nous interprétons ce signe distinctif comme un signe de liberté transformé en nature.
17 Voir AA VIII: 270 où Kant parle d'une fausseté qui persiste même si l'on n'a pas l'intention de nuire.
18 Sticker et Papish analysent tous deux la rationalisation chez Kant en soulignant son lien avec le mensonge à soi-même, mais tandis que Papish la considère comme une violation des exigences épistémiques, Sticker souligne qu'elle implique des croyances spécifiquement fausses sur la moralité.
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